Classer et mémoriser pour mieux regarder et ressentir 1/2

La visite d’un musée des Beaux-Arts est pleine de surprises. Savoir trouver les artistes que l’on aime suppose de savoir les raccrocher à la muséographie proposée par le musée afin d’aller directement dans les salles concernées. Pour comprendre les parcours proposés et les ruptures dans ces parcours, nous vous proposons de mémoriser les artistes les plus renommés, en les classant par groupes, afin de mieux se repérer dans les salles des collections.
A – Introduction : Le classement des artistes par les musées et la mémorisation (ici),
B – Application aux écoles du Nord de 1430 à 1700. Flamand, néerlandais, hollandais, germanique ? (ici),
C – Les quatre groupes de peintres des écoles du Nord (ici),
D – Détail des deux premiers groupes : Pays-Bas et Germaniques (ici),
E – Deux exemples de muséographie et d’accrochage : le Louvre et le Kunsthistorisches museum de Vienne (ici),

A – Introduction : Le classement des artistes par les musées et la mémorisation

Généralement, pour ce qui concerne la peinture ancienne, les musées classent et segmentent les œuvres des peintres italiens, français, anglais, espagnols et des écoles dites du Nord, mais la constitution des sous-groupes dans une collection dépend évidemment du nombre d’œuvres qu’elle contient. En classant les artistes dans sa tête, le visiteur comprendra mieux les parcours et la succession des salles qu’il traverse.
Certes une classification est d’abord une convention sociale, mais comprendre les grands principes de cette classification et les intégrer à sa culture personnelle permet d’enrichir ses visites de musées. En effet, si nous ne classons pas les informations dans nos têtes, les muséographes dans tous les cas classent pour nous et nous avons donc intérêt à comprendre leurs raisonnements. La mémorisation fait appel à des techniques bien connues depuis plus de 2000 ans. Dans son De Oratore (Livre II chap. 86) Cicéron évoque à la fois l’analogie spatiale et l’ordre comme des outils efficaces de mémorisation.
« La maison de la mémoire » de Cicéron a permis de structurer la pensée et d’ordonner les idées. Citons quelques lignes de ce texte fondateur (traduction J-V Le Clerc, 1831).
« Quelques instants après, on vint prier Simonide de sortir : deux jeunes gens l’attendaient à la porte, et demandaient avec instance à lui parler. Il se leva, sortit, et ne trouva personne; mais pendant ce moment la salle où Scopas était à table s’écroula, et l’écrasa sous les ruines avec tous les convives. Les parents de ces infortunés voulurent les ensevelir; mais ils ne pouvaient reconnaître leurs cadavres au milieu des décombres, tant ils étaient défigurés. Simonide, en se rappelant la place que chacun avait occupée, parvint à faire retrouver à chaque famille les restes qu’elle cherchait. Ce fut, dit-on, cette circonstance qui lui fit juger que l’ordre est ce qui peut le plus sûrement guider la mémoire. Pour exercer cette faculté, il faut donc, selon Simonide, imaginer dans sa tête des emplacements distincts, et y attacher l’image des objets dont on veut garder le souvenir. L’ordre des emplacements conserve l’ordre des idées; les images rappellent les idées elles-mêmes : les emplacements sont la tablette de cire, et les images, les lettres qu’on y trace.»
L’objectif de cet article est donc de montrer comment la technique de la « maison de la mémoire » de Cicéron va nous permettre de déterminer des groupes homogènes de peintres pour l’École du Nord entre 1430 et 1700, afin de mieux les retrouver dans les musées et de mieux goûter ce qui fait à la fois leur communauté, leur continuité, leur évolution.

B – Application aux écoles du Nord de 1430 à 1700. Flamand, néerlandais, hollandais, germanique ?

Lorsqu’on parle d’un artiste de la Renaissance ou du XVIIe siècle, il est parfois difficile de se souvenir si le peintre dont on nous parle est flamand, néerlandais, hollandais ou germanique. Alors on se souvient en général que Rubens était flamand et que Rembrandt était hollandais, mais qu’en est-il de van Eyck, de Memling, de Jordaens, etc ? Commençons par faire un peu d’histoire et de géographie.
La première difficulté vient de la période à laquelle le peintre vivait.

Histoire et géographie entre 1440 et 1581

Tel peignait à Dijon ou Beaune en 1450, il était habitant des Pays-Bas. A Leyde ou Maubeuge, en 1500, il était aussi habitant des Pays-Bas. En effet, les Pays-Bas Bourguignons entre 1400 et 1600 comprenaient :
– le duché de Bourgogne
– les territoires à la fois de l’actuelle Belgique des Pays-Bas, du Luxembourg
– une partie de l’Alsace et de l’Allemagne du nord-ouest.
– La Flandre française au nord.
Les peintres des Pays-Bas sont tous néerlandais, mais il n’y a pas entre 1430 et 1581 de peintres hollandais. Ils peuvent être nés ou avoir travaillé dans l’actuelle France (Robert Campin à Valenciennes, Jan Gossaert à Maubeuge par exemple), dans l’actuelle Belgique (Pieter Bruegel à Bruges, ou Roger de la Pasture en français, van der Weyden en néerlandais, à Tournai) ou dans les actuels Pays-Bas (Jérôme Bosch à Bois-le-Duc ou Hertogenbosch, Gérard David à Oudevater près d’Utrecht, Martin van Heemskerck à Haarlem).

La scission de 1581

Précédée par l’iconoclasme protestant de 1566 et la destruction de nombreux tableaux religieux, le 26 juillet 1581 intervient la scission des Pays-Bas entre les Provinces Unies ou Pays-Bas du Nord, de population protestante et les Pays-Bas du sud ou Pays-Bas méridionaux, ou Flandre, de population catholique et restant sous la souveraineté des Habsbourg d’Espagne et d’Autriche. Cette scission deviendra définitive en 1648 par le traité de Westphalie.

Pays-Bas-Espagnols-et-Provinces-Unies
Bénélux aujourd’hui, avec la limite entre Provinces Unies et Pays-Bas espagnols

Les Pays-Bas méridionaux restèrent sous la domination espagnole tout en réduisant leurs territoires. En 1659, le traité des Pyrénées rattache l’Artois à la France. Lille, Douai deviennent françaises en 1667, suivies par Saint-Omer, Cassel, Bailleul, Ypres, en 1678 par le traité de Nimègue. Les Pays-Bas espagnols deviendront en 1713 les Pays-Bas autrichiens. Les peintres qui vivent et travaillent dans les Provinces unies sont donc hollandais. Ils sont pour la plupart protestants. Ceux qui vivent et travaillent dans les Pays-Bas méridionaux ou espagnols sont flamands. Ils sont catholiques.

Une fois l’histoire rappelée, les cartes politiques des États concernés vont nous servir de lieux de mémorisation. En simplifiant, les peintres de La Renaissance sont néerlandais ou germaniques. Il n’y a que deux « emplacements » sur notre tablette de cire ou plutôt notre carte géographique, les Pays-Bas (en caricaturant et en se servant d’un anachonisme, un grand Bénélux) et les provinces germanophones de l’Empire.
Au XVIIe siècle, il n’y a aussi que deux emplacements mais différents, les Pays-Bas méridionaux et les Provinces Unies (il n’y a plus d’école germanique).

C – Les quatre groupes de peintres des écoles du Nord

Jusqu’à la fin des années 1500, on ne distingue donc que deux groupes dans l’Europe du Nord.

1 – Les peintres des Pays-Bas des XVe et XVIe siècles
Le premier concerne les peintres néerlandais c’est-à-dire citoyens des Pays-Bas. En anglais, on distingue The Early Netherlands, par opposition à Dutch (hollandais), utilisé au XVIIe siècle. Pour les distinguer, et si la collection du musée est assez importante pour en faire un sous-groupe, l’usage du terme de Primitifs flamands (voir lien wikipedia ici) est courant. Cette expression, née au XIXe siècle, a deux avantages pour les francophones. Le terme de Primitifs renvoie immédiatement aux débuts de la peinture occidentale donc aux années 1400. Le terme de Flamand centre la pensée sur les foyers les plus importants de l’époque (Bruges, Tournai) mais on pourrait tout aussi bien parler de Primitifs Néerlandais. Doit-on le faire perdurer jusqu’en 1600 ? Sans être exact (en 1600, la peinture n’est plus vraiment primitive), cela a l’avantage de cibler une muséographie qui souvent affiche côte à côte les néerlandais du XVe et ceux du XVIe siècles.
En simplifiant, entre 1430 et 1581 tous les peintres de Bruges, Anvers, Bruxelles, Malines, Gand, Haarlem, Leyde, sont des primitifs flamands ou des artistes néerlandais.

2- Les peintres germaniques
Le second regroupe les peintres de langue allemande, venant d’Allemagne, d’Autriche ou de Suisse, et dès lors regroupés sous la formule peintres germaniques. Ils sont nés dans l’actuelle Allemagne (Albrecht Dürer à Nuremberg) , en Alsace (Martin Schongauer à Colmar) ou en Suisse.
Selon les musées et la taille de la collection dans ce domaine, ces deux groupes peuvent n’en former éventuellement qu’un seul dans le musée (par exemple à la NGA Washington pour la section Allemande et néerlandaise, XVe et XVIe siècle).

3 et 4 – Les Flamands et Hollandais du XVIIe
Au XVIIe siècle, on aura deux groupes issus de la géographie de l’époque. Les Flamands sont les peintres des Pays-Bas Méridionaux, Les Hollandais ceux des Provinces Unies.

Les deux premiers groupes traités dans cet article concernent les peintres du Nord jusqu’en 1600. Le prochain article traitera des deux suivants au XVIIesiècle.
Le tableau ci-dessous récapitule les différents groupes possibles. Les deux premières colonnes des deux premières lignes du tableau sont le plus souvent fusionnées. Il peut aussi arriver que la fusion se fasse dans le sens vertical et non horizontal (National Gallery Londres).

Peintres_Nord_avant_1700

Il se trouve enfin que les écoles du Nord, à l’exception de quelques individualités, déclineront après 1700.

Les tableaux ci-dessous, du peintre le plus ancien au plus jeune du groupe, reprennent la liste des peintres les plus connus de cette époque, que nous retrouverons systématiquement dans les guides VisiMuZ. Pour chaque peintre, on a de plus indiqué à côté de ses dates de naissance et de mort, le nombre de musées (dans la base de données VisiMuZ, qui, sans être exhaustive, recense les œuvres des musées les plus importants du monde pour le nombre de visiteurs) dans lesquels les œuvres de cet artiste peuvent être admirées. Une première remarque s’impose. En dehors des plus passionnés, chaque visiteur de musée n’a vu dans ses visites que quelques œuvres de chacun de ces peintres des écoles du Nord à la Renaissance, en dehors peut-être de Lucas Cranach l’ancien, le plus répandu (sans être le moins talentueux).

D – Détail des deux premiers groupes : Pays-Bas et Germaniques

Groupe 1 : Les Primitifs flamands et les Pays-Bas aux XVe et XVIe (29)

Robert Campin ou Maître de Flémalle (1375 Valenciennes – 1444 Tournai), 5 musées.
Jan van Eyck (ca 1390 Maastricht – 1441 Bruges), 10 musées.
Rogier van der Weyden ou Roger de la Pasture (1399 Tournai – 1464 Bruxelles), 15 musées.
Albert van Ouwater (ca 1415 Oudewater ? – ca 1475 Haarlem ?), maître de Geertgen tot Sint Jans, 1 seul musée Berlin.
Petrus Christus ou Cristus (1418 Baerle (Gand) – 1472 Bruges), 8 musées.
Dirk Bouts (ca 1415 Haarlem – 1475 Louvain ), 12 musées.
Hans Memling (ca 1433 Selingenstadt – 1494 Bruges), 18 musées.
Hugo van der Goes (ca 1440 Gand – 1482 Rougecloître), 6 musées.
Jérôme Bosch (ca 1450 Bois-Le-Duc (Herzogenbosch) – 1516 Bois-Le-Duc), 10 musées
Gérard David (ca 1460 Oudevater – 1523 Bruges), 19 musées.
Geertgen tot Sint Jans ou Gérard de Saint-Jean (ca 1465 Leyden – ca 1495 Leyden), 5 musées.
Quentin Metsys (ou Matsys) (ca 1465 Louvain – 1530 Anvers), 14 musées.
Jan Provost (ca 1465 Mons – 1529 Bruges), 4 musées.
Jan Mostaert (1473 Haarlem – 1555/56 Haarlem), 5 musées.
Jean Hey (dit aussi le Maître de Moulins) (actif en 1494 ?? – ??), 6 musées.
Jan Gossaert, dit Mabuse (ca 1478 Maubeuge – ca 1536 Breda), 14 musées.
Jos van Cleve (1485 Clèves ? – ca 1540 Anvers), 15 musées.
Joachim Patinir (ou Patenier) (ca 1485 Dinant – 1524 Anvers ), 8 musées.
Adrien Isembrant (ca 1490 Dinant – 1551 Bruges), 7 musées.
Lucas van Leyden (1494 Leyden – 1533 Leyden), 7 musées.
Jan van Scorel (maître de la mort de Marie) (1495 Scorel(Alkmaar) – 1562 Utrecht), 6 musées
Martin van Heemskerck (1498 Heemskerck(Haarlem) – 1574 Haarlem), 8 musées.
Corneille de Lyon ou Corneille de la Haye (ca 1500 La Haye ? – ca 1575 Lyon ), primitif flamand, rattaché souvent aux peintres français, 10 musées.
Frans Floris Ier (1516 Anvers – 1570 Anvers), 7 musées.
Lambert Sustris (1515-20 Anvers – ap. 1568 Amsterdam), élève du Titien, primitif flamand ou peintre italien ?, 6 musées.
Pieter Bruegel (l’ancien ou le vieux) (ca 1525 Breda – 1569 Bruxelles), 14 musées.
Frans Francken I (le vieux) (1542 Herenthals – 1616 Anvers), 2 musées. La plupart de ses tableaux ont été détruits lors de l’iconoclasme.
Bartolomeus Spranger (1564 Anvers – 1611 Prague), flamand , maniériste, exerçant à Prague, 6 musées.
Pieter Brueghel (le jeune ou d’enfer) (1564 Bruxelles – 1638 Anvers), rattaché aux primitifs flamands (et non au groupe 3, auquel appartient son frère cadet Jan) par sa manière très proche de celle de son père, 9 musées.

Groupe 2 – les peintres de langue allemande des XVe et XVIe siècles (11).

Konrad Witz (ca 1400 Rottweil(Wurtemberg) – 1444 ou 46 Bâle), 4 musées.
Martin Schongauer (dit Schön) (ca 1445 Colmar – 1491 Vieux), 5 musées.
Mathias Grünewald (ca 1470 Wurlsburg – 1538 Halle ?), 5 musées.
Albrecht Altdorfer (ca 1480 Regensburg ? – 1538 Regensburg), 7 musées.
Hans Baldung dit Grien (1484 ou 85 Schwäbisch-Gmünd – 1545 Strasbourg), 12 musées.
Lucas Cranach l’Ancien (1472 Kronach – 1553 Weimar), 26 musées.
Lucas Cranach le Jeune (1515 Wittenberg – 1586 Weimar), 5 musées.
Albrecht Dürer (1471 Nüremberg – 1528 Nüremberg), 13 musées.
Hans Holbein l’Ancien (1464 Augsbourg, 1524 Isenheim), 5 musées.
Hans Holbein le Jeune (1497-98 Augsbourg -1543 Londres), 13 musées.
Hans von Aachen (1552 Cologne – 1615 Prague), 5 musées. Né près de la Flandre, ayant été formé en Flandre, puis ayant travaillé à Prague, il est aussi parfois rattaché aux primitifs flamands.

E – Deux exemples de muséographie et d’accrochage : le Louvre et le Kunsthistorisches museum de Vienne.

Au Kunsthistorisches Museum de Vienne, les primitifs flamands (salle X, et cabinets 14 à 16) sont géographiquement très séparés des peintres germaniques des XV et XVIe siècles (salle XV et cabinet 24). Au KHM Vienne, on compte 22 artistes primitifs flamands ou néerlandais (pour 29 cités plus haut). Dans cette section est aussi présenté le tourangeau Jean Fouquet, qui au Louvre est logiquement dans une section École française, mais a été influencé par Jan Van Eyck. Huit peintres germaniques sont représentés sur les onze cités plus haut. Hans von Aachen, bien que germanique, est accroché comme peintre de Rodolphe II de Prague dans la salle X avec Spranger et près des Flamands.
Au Louvre, on a dans l’ordre (dans l’aile Richelieu) les primitifs flamands du XVe, puis les peintres germaniques XVe et XVIe puis les peintres néerlandais (Pays-Bas à cette époque encore en un seul morceau) du XVIe pour un total de 22 artistes représentés sur les 40 cités plus haut.

Dès cette première partie, nous constatons que ces regroupements nous permettent de faciliter la mémorisation de deux groupes d’artistes, et ainsi d’être mieux sensibilisés à ce que ces peintres ont comme caractères communs ou comme différences, d’inclure leurs oeuvres d’un point de vue muséographique dans un contexte historique et géographique particulier.
Nous évoquerons les deux groupes suivants, les peintres flamands et hollandais du XVIIe siècle dans la suite de cet article.