Un Vermeer aux enchères !

Sainte Praxède : une histoire rocambolesque. Vermeer ? ou pas ?

François Blondel pour VisiMuZ.

Les grandes œuvres rencontrent toujours des fortes personnalités. Dès que ces tableaux existent depuis un certain temps, ils sont l’objet d’aventures hors du commun. C’est le cas du tableau du jour, qui sera proposé aux enchères le 17 juillet 2014 (Christie’s Londres) avec un nom mythique : Vermeer.
Un Vermeer aux enchères ! La dernière fois c’était en 2004, la fois d’avant en…1921 (La Ruelle, maintenant au Rijksmuseum à Amsterdam).

Le tableau mis en vente ce 17 juillet est une copie d’un tableau de Felice Ficherelli (1603-1660), peintre florentin. Une copie certes mais par Vermeer !

Sainte Praxède - Vermeer Ficherelli_SaintePraxede_Christies

Johannès Vermeer, Sainte Praxède,1655 Felice Ficherelli – Sainte Praxède, ca 1645

Sainte Praxède est une Vierge et martyre romaine. Bien que descendante de l’illustre famille des Cornelii (Scipion l’Africain, Sylla, Cinna), elle ne fut pas épargnée par la vindicte de Marc-Aurèle (121-180) qui envahit sa maison dans laquelle de nombreux païens venaient se faire baptiser. Elle prit alors soin des corps des chrétiens assassinés. Praxède était la fille de Pudens, disciple de saint Paul, et avait pour sœur Pudentiana, qui subit le martyre l’année de ses seize ans. Une basilique Sainte-Praxède existe à Rome depuis le IXe siècle.
Sur le tableau, on voit Sainte Praxède en train de recueillir le sang d’un martyr décapité. Elle presse une éponge au-dessus d’une aiguière. Sa sœur Pudentiana est au second plan, en route pour son supplice.
Mais l’histoire de ce tableau a tout du roman.

1943 – La découverte par Jacob Reder

Il est acheté dans une petite vente aux enchères à New York en 1943 par Jacob Reder, un personnage à la fois truculent et trouble. Reder n’est pas n’importe qui. Avant la seconde guerre mondiale, il est l’un des grands marchands d’art (de tableaux et de diamants) de Bruxelles. En 1939, il prend la sage décision de s’enfuir mais est arrêté début février à Strasbourg. Un juge de Bienne (près de Neuchâtel) demande son extradition. Jacob Reder est accusé (Feuille d’avis de Neuchâtel – 8 et 12 février 1939) d’avoir vendu en 1937, à la ville de Bienne « plus d’une centaine de toiles faisant partie d’une collection de maîtres suisses du 16e au 19e siècle pour la somme globale de 160,000 francs. Or, une expertise a révélé que la valeur totale de ces tableaux ne dépasse pas 30,000 francs. » Mais la France le relâche et il rejoint New York avant le début du conflit.
En 1941, son magasin bruxellois est la proie de l’E.R.R (Einsatzstabes Reichsleiter Rosenberg). Le Dr. Karlheinz Esser, spécialiste du Sonderstab Bildende Kunst à Paris et actif à Bruxelles, rapporte que « furent aussi enlevés à Bruxelles des œuvres et des tableaux insignifiants issus de différentes collections, qui étaient relativement moindres comme la collection, saisie depuis des mois, d’un Juif, le marchand d’art Reder en fuite avant l’entrée allemande » (6/V/1947, IRPA, ORE, dossier ERR).
À New-York, Jacob Reder a repris son commerce de marchand et publie à New York le 24 décembre 1941 « Research on Sir Anthony Van Dyck and Samuel Hofmann, Pupil of Rubens».
En 1969, il prête son tableau de Sainte Praxède pour une exposition sur la peinture florentine au Met. La toile est alors attribuée à Felice Ficherelli. Théodore Rousseau (1912-1973), célèbre conservateur du Met, remarque la signature et la date (1655) mais rien ne se passe. Quelques mois plus tard, Jacob décède et sa veuve Erna vend le tableau à la maison Spencer Samuels, qui va le garder 18 ans et effectuer un certain nombre de recherches.
Tout cela démarrait mal, car la personnalité de Jacob Reder était très controversée, du fait de ses ennuis judiciaires avec la ville de Bienne.

1986 – La validation de l’attibution

On découvrit dans les années 70 une deuxième signature sur le tableau (en bas à droite) qui put être déchiffrée comme « Vermeer d’après Ripposo » Or Ripposo était le surnom de Ficherelli.
Le modèle du tableau fut retrouvé dans une collection privée à Ferrare (Collection Fergnani). Une différence : le crucifix que sainte Praxède tient dans les mains sur la copie. Le crucifix signifie symboliquement le mélange du sang de la Passion avec le sang du martyr, qui correspond à la doctrine de la communion des Saints. On sait qu’en 1655, Vermeer vient de se convertir à la foi catholique et vit dans un milieu très catholique. Il a peut-être reçu commande de religieux gravitant autour du cercle familial. De plus le rôle de consolation tenu par sainte Praxède avait beaucoup de sens dans une ville qui, l’année d’avant, avait été durement touchée par l’explosion de la poudrière (qui fit plusieurs centaines de victimes, dont Carel Fabritius).
Enfin, la technique picturale fut analysée en détail. Le tableau est pour sûr hollandais, du XVIIe siècle, et la touche procède d’une technique analogue à celle d’un autre Vermeer de la même époque (Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, National Gallery of Scotland, Edimbourg)
À ce stade, différents experts le validèrent comme un Vermeer : par exemple H. Kühn, 1972 ou Christopher Wright (avec des doutes), Arthur K. Wheelock Jr., 1986 alors que d’autres rejetaient l’attribution : Albert Blankert, Gregor Weber, Jørgen Wadum, Marten Jan Bok, Ben Broos…

1987-2013 – Barbara Piasecka Jonhson (1937-2013)

Si l’histoire du tableau commence (ou plutôt recommence, nous ne savons rien de ses aventures avant 1943) avec Jacob Reder, elle se poursuit avec un personnage aussi romanesque en la personne de Barbara Piasecka Johnson.
Elle naît fille de paysans à Grodno, une partie de la Pologne maintenant au Belarus et va effectuer des études d’histoires de l’art à Wroclaw, dont elle sort diplômée en 1968. Elle réussit alors à quitter la Pologne (le rideau de fer était très présent à cette époque) et arrive aux États-Unis. Elle trouve un emploi de cuisinière dans la maison du milliardaire John Seward Johnson, fils du fondateur de la société éponyme de pharmacie et produits ménagers. Las, elle ne sait pas cuisiner et change de rôle avec une femme de chambre. En 1971, John Seward Johnson divorce de sa seconde épouse et Barbara, alors âgée de 34 ans, épouse son patron qui a 76 ans. Le couple mène alors grande vie. Ils font construire un manoir néo-classique à Princeton que Barbara nomma « Jasna Polana», (Lumineuse clairière) du nom de la maison de Tolstoï, au sud de Moscou. Comme les marchands d’art le savent, une condition nécessaire pour des belles ventes est que les clients disposent de place sur leurs murs. Avec ce manoir, Barbara peut enfin décorer ses murs en utilisant ses connaissances et le compte de John. Le couple achète des toiles modernes aussi bien qu’anciennes. John Seward meurt d’un cancer à l’âge de 87 ans en 1983. Il lui laisse par testament la modique somme de 402,8 millions de dollars. Elle aura eu plus de chance que Sylvia Wildenstein, décédée 9 ans après son mari sans avoir vu son héritage.

Un procès commence évidemment avec les six enfants Johnson pour abus de faiblesse. Le procès est resté dans les annales judiciaires pour sa dureté implacable. Un accord est trouvé en 1986, lui laissant 85% de la succession, et surtout 18 millions d’actions de la société familiale (qui rappelons-le représente 78 milliards de CA en 2009…). En 2012, le magazine Forbes l’avait classée à la 17e place des fortunes américaines.
Elle achète sainte Praxède, qui en 1987 est nouvellement référencé comme un Vermeer.

Barbara reste un moment aux États-Unis puis décide de revenir en Europe. Le manoir sera transformé en un club de golf prestigieux en 1996. En Europe, elle commence par habiter à Monaco, et donne à voir au grand public sa prestigieuse collection d’art religieux à la chapelle de la Visitation (à quelques centaines de mètres du palais princier). Elle cède l’essentiel de sa collection en 2004 au magnat de Las Vegas Steve Wynn. Steve Wynn, propriétaire de casinos à Las Vegas (casino Wynn Las Vegas, après le Mirage ou le Bellagio) et Macao, est aussi probablement l‘homme qui a acheté en 2004 la Dame assise au virginal, l’autre Vermeer présent sur le marché.

Mrs. Piasecka Johnson possédait également une Fuite en Égypte qu’on a longtemps dit comme étant de Poussin, thèse qui était soutenue par les plus grands experts de la National Gallery, dont Anthony Blunt (1907-1983) et sir Denis Mahon (1910-2011) mais l’original (thèse soutenue par Pierre Rosenberg, du Louvre) a pu être identifié formellement en mai 2008 et est maintenant au musée de Lyon. Merci à Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon, pour ses commentaires éclairés il y a deux ans. À cette occasion, madame Ramond avait souligné l’honnêteté intellectuelle et la classe de Mrs. Barbara Piasecka Johnson (sans vouloir à l’époque dévoiler son nom, qui n’était au demeurant pas très difficile à trouver).

Barbara Piasecka Johnson à la fin de sa vie était retournée vivre à Wroclaw. Catholique pratiquante, attachée à la Pologne, elle s’était engagée en finançant en 1989-91 le syndicat Solidarité et était aussi apparue en couverture du New York Times au côté de Lech Walesa.
Le produit de la vente de sa collection le 17 juillet 2014 est destiné aux œuvres caritatives de sa fondation.

2013-2014. Les derniers développements

Après la mort de sa propriétaire, la toile a été soumise début 2014 aux analyses des spécialistes du Rijksmuseum. La peinture blanche (au plomb) est la même que celle utilisée dans une autre toile de jeunesse du maître (Diane et ses compagnes au Mauristhuis à La Haye). Christie’s indique pour le blanc que “The match is so identical as to suggest that the same batch of pigment could have been used for both paintings.”. De même le pigment outremer (un pigment très cher utilisé par Vermeer) du ciel serait le même que dans d’autres tableaux de l’artiste.

Quelques arguments des experts

1) Le visage de sainte Praxède et le visage de la Jeune fille assoupie (Metropolitan) sont très ressemblants. Le second pourrait avoir été réalisé à partir du premier et d’un miroir.

2) La matière picturale est celle qu’utilisaient les néerlandais de cette époque. La signature a été apposée lors de la réalisation du tableau et pas après.

3) Même si Vermeer ne s’est jamais rendu en Italie, il connaissait bien l’art de l’Italie, peut-être par ses visites à Utrecht ou Amsterdam. Il a en effet été convoqué à la Haye en 1672, pour y évaluer une série de peintures italiennes.

4) l’analyse chimique des pigments correspond précisément à celle qu’on trouve sur d’autres tableaux de Vermeer.

En conclusion :
Si vous voulez accrochez un Vermeer chez vous, c’est comme pour une éclipse, il risque de ne pas y avoir d’autre occasion avant très longtemps.
Il va falloir briser votre tirelire, l’estimation se situe entre 11 et 13 millions de dollars….

Quelques sources

Feuille d’avis de Neuchâtel – 8 et 12 février 1939 http://doc.rero.ch/record/55233/files/1939-02-08.pdf

Commission de Dédommagement des membres de la communauté Juive :
http://www.combuysse.fgov.be/pdf/FR/partie2.pdf

Sur la vie de Barbara Piasecka Johnson http://www.nytimes.com/2013/04/04/nyregion/barbara-piasecka-johnson-maid-who-married-multimillionaire-dies-at-76.html?pagewanted=all&_r=0

Bataille autour d’un Poussin : http://www.liberation.fr/culture/1996/09/20/bataille-decisive-autour-d-un-poussin-peut-on-revenir-sur-une-vente-aux-encheres-un-proces-oppose-l-_181807

Johannès Vermeer. Catalogue de l’exposition de 1995-1996, National Gallery of Art, Washington et Mauristhuis, La Haye, Ben Broos, Arthur K. Wheelock Jr.

Vermeer, le peintre et son milieu, John Michael Montias, 1989
Vermeer, mystère du quotidien, Rémy Knafou, Herscher, 1994
Vermeer, ou les sentiments dissimulés, Norbert Schneider Taschen 2005
Catalogue christie’s vente du 17 juillet 2014 http://www.christies.com/eCatalogues/Index.aspx?id=4D4E7DFC899E4363BC5F23D862E602C8

Crédits photographiques
1. Wikimedia Commons User : JohnWBarber, licence CC-PD-Mark
2. Christie’s

Le Vermeer d’Adolf Hitler

Au Kunsthistrorisches museum de Vienne, les chefs-d’œuvre sont nombreux. Les Brueghel, Dürer, Titien, Rubens, etc. sont tous plus célèbres les uns que les autres. Mais un tableau particulier est lié à l’histoire récente de l’Autriche, Allégorie de la peinture par Jan Vermeer.

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Jan Vermeer (1632-1675) – Allégorie de la peinture, ca 1666.

La destinée étrange de Vermeer

Vermeer mourut en 1675. Il fut totalement oublié pendant près de deux cents ans, ses œuvres furent attribuées à Pieter de Hooch ou d’autres. En 1866, Etienne Joseph Thoré, dit William Bürger, juriste et historien d’art, réunit dans la gazette des Beaux-Arts sous le nom de Vermeer soixante-trois œuvres jusque-là attribuées à d’autres. Cette liste a été réduite d’abord à 31 avant de remonter dans les années 90 à 35, puis avec la redécouverte d’un Vermeer à 36 en 2004. Henri Havard, historien, a étudié les archives de la ville de Delft et nous a donné quelques détails sur la vie de Vermeer. Baptisé le 31 octobre 1632, il épouse Catherina Bolnes le 5 avril 1653. Il se convertit alors au catholicisme et nommera l’un de ses fils Ignace (en l’honneur d’Ignace de Loyola). Il devient maître de la corporation des peintres le 29 septembre 1653, puis sera président de la guilde des peintres dès 1662. Marchand de tableaux, il utilisait sa collection comme arrière-plan pour ses propres tableaux. Il meurt à 43 ans et est enterré le 15 décembre 1675, dans la gêne, huit de ses onze enfants étant encore mineurs.
Après l’éclipse de deux siècles et la renommée chez les collectionneurs, la célébrité populaire de l’artiste a dû aussi beaucoup au procès fleuve (de 1945 à 1947) des Pèlerins d’Emmaüs et du faussaire Van Meegeren (dont nous parlerons une autre fois). En 1959, dans La Vie étrange des Objets, alors que l’achat d’un tableau de Vermeer était encore possible, maître Maurice Rheims a calculé une cote en Francs constants de quatre tableaux de Vermeer au travers des siècles. Elle illustre mieux que tout discours la redécouverte de ce peintre au XIXe siècle et l’engouement du XXe.

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Évolution du prix de vente en Francs constants des tableaux de Vermeer de 1676 à 1960.
Maurice Rheims. La Vie étrange des objets, Plon page 306

34 des 36 tableaux attribués à Vermeer sont visibles dans les musées. Le Concert a été volé à Boston dans la maison-musée de Isabella Stewart Gardner et est toujours porté manquant. Le 36e, une Femme jouant du virginal a été vendu pour 24 millions d’euros le 8 juillet 2004 à Londres et est dans une collection privée (voir ici)

Allégorie de la peinture, le tableau

Au sein du corpus des 36 œuvres reconnues du peintre, c’est une des deux seules allégories (avec l’Allégorie de la Foi, au Metropolitan de New York, voir le guide VisiMuZ du Met). Elle est aussi d’une taille inhabituelle (120 x 100) dans la production de l’artiste.
On y voit un peintre de dos, et son modèle , ainsi qu’un certain nombre d’objets symboliques. La jeune femme, porte un trombone, un livre de Thucydide, une couronne de lauriers, c’est à dire les attributs de la muse de l’histoire Clio, tels que définis dans l’iconologie de Cesare Ripa, traduite en hollandais en 1644. La carte au mur est celle des Pays-Bas en 1636, donc après la scission de 1581.
À la mort de Vermeer, elle resta dans la famille de l’artiste avant de passer, pour 50 shillings, dans la collection du comte Czernin en 1813 La peinture était attribuée à cette époque à Pieter de Hooch. Elle sera reconnue comme un Vermeer en 1860.

Qu’il est compliqué de vendre un Vermeer ?

En 1845, le comte Czernin ouvre dans son château une galerie accessible au public, et la réputation du tableau ne cesse de grandir. En 1932, au décès du comte Franz Czernin, comme le tableau à lui seul est évalué un million de shillings, il est partagé entre les héritiers, à raison d’un cinquième pour son frère Eugène et 4/5 pour Jaromir, son neveu. Peu après, Jaromir décida de vendre la toile et Andrew W. Mellon proposa de se porter acquéreur pour 1 million de dollars US, mais la transaction fut interdite, du fait des lois de 1923 sur la protection du patrimoine. Czernin était persuadé de bénéficier d’une exception, son beau-frère Kurt Schuschnigg étant le chancelier de l’Autriche, mais la réputation de la toile était telle que Schuschnigg refusa.
Durant l’été 1939, Czernin reçut la visite de Hans Posse, directeur de la pinacothèque de Dresde, agissant comme agent pour le compte d’Adolf Hitler. Mais les deux millions de marks demandés pour le tableau dépassaient le budget de Hitler et l’affaire en resta provisoirement là. A l’automne, un industriel hambourgeois du tabac, Philipp Reemtsma, appuyé par Hermann Goering, fit une proposition d’achat pour 1,8 millions de marks, accompagnée ensuite le 8 Décembre d’un télégramme à l’office pour la protection du patrimoine à Vienne indiquant que : « Le Général FeldMaréchal a donné l’autorisation de vendre L’Allégorie de la Peinture par Vermeer, actuellement en possession du comte Jaromir Czernin, à M. Philipp Reemtsma de Hambourg ». Les réticences du gouvernement autrichien suscitent, le 30 décembre 1939, un télégramme de la chancellerie du Reich, indiquant que « le Führer désirait que la peinture reste dans la galerie » Czernin et que « aucune décision ne devait être prise au sujet de ce tableau sans son autorisation personnelle ». Jaromir Czernin écrit alors à la Chancellerie pour demander « un achat par l’Etat… en échange de la vente perdue à Reemtsma ».
Après de difficiles négociations, Hitler acquit la toile en septembre pour 1,65 million de marks. La toile a été présentée alors par le directeur de la pinacothèque de Münich au Führer le 11 octobre 1940 à Berchtesgaden. Le 20 novembre 1940, Czernin écrit à Hitler une lettre qui se termine par « Je vous demande d’accepter mes sincères remerciements. En espérant que cette peinture puisse vous apporter, mon Führer, toujours de la joie, je vous adresse, mon Führer, le salut allemand, et reste votre dévoué comte Jaromir Czernin ». Lors de l’hiver 43-44, à l’approche des Alliés, les tableaux en possession d’Hitler, furent transférés dans les mines de sel de l’Altaussee. Retrouvée par l’armée américaine au printemps 1945, identifiée comme possession personnelle d’Adolf Hitler, la peinture fut rendue le 17 novembre 1945 à l’état autrichien.

Les procès d’après-guerre

Jaromir Czernin demanda alors que la toile lui soit restituée, arguant que la peinture avait été vendue sous la contrainte et pour un prix ridicule. Il sera débouté d’abord en 1946, puis en 1949. En 1958, l’Allégorie de la peinture passe définitivement dans la collection permanente du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Mais une nouvelle loi en 1998 a relancé la controverse et un nouveau procès eut lieu en 2010-2011. La lettre citée plus haut a eu une influence certaine et le litige a été (définitivement ?) clos en mars 2011 (voir ici).

Vous retrouverez cette histoire et toutes les autres dans le guide VisiMuZ du Kunsthistorisches Museum, à paraître début octobre.

Publication de l’Acte III de : Musées, visites, et numérique. Classer et mémoriser.

Nous poursuivons notre route pour rendre la visite d’un musée plus simple et plus riche avec une nouvelle page,

Classer et mémoriser pour mieux regarder et ressentir 2/2

suite d’un article dont la première partie avait été publiée ici le 22 juin 2013.

Cet article s’adresse d’abord aux visiteurs des musées, mais aussi aux professionnels, dans une approche collaborative de partage avec leurs publics.
Plutôt que de partir des œuvres et d’essayer de généraliser, nous avons choisi de donner une vision globale de la visite des musées, en privilégiant l’illustration par les grands musées des Beaux-Arts. Au delà des exemples évoqués, les thèmes abordés concernent potentiellement tous les lieux d’exposition.

Quel regardeur êtes-vous ?

La renommée d’un tableau et d’un artiste

Nous avons l’habitude dans les guides VisiMuZ de vous signaler les tableaux les plus connus par un nombre d’étoiles fonction de leur renommée. Pour cela, nous prenons en compte les ouvrages publiés par le musée, les monographies des artistes, les cartes postales, voire les objets dérivés qui le reproduisent. Nous n’avons pas prétention à nous substituer aux spécialistes qui ont établi ou contribué à la renommée de l’œuvre. En même temps, nos lecteurs peuvent parfois ne pas comprendre pourquoi tel tableau a deux ou trois étoiles alors qu’il les laisse relativement indifférents.

En peinture, le goût de chacun évolue en fonction de son âge, des œuvres qu’il a regardé mais aussi de la connaissance que l’on a de l’artiste, de son contexte, de sa pensée, de l’influence qu’il a eu sur la société de son temps ou du nôtre. Une œuvre peut exister seule mais elle existe aussi par rapport à son environnement. Roy Lichtenstein ou Keith Haring, indépendamment de leur immenses qualités de graphistes, ont eu sur les années 60 à 2000 pour le premier, sur les années 80 à nos jours pour le second une influence gigantesque sur tous les codes sociaux et visuels qui animent notre société, dans la rue, dans la mode ou encore dans les magazines. C’est pourquoi il est parfois plus difficile d’aimer une peinture pour laquelle les rapports avec notre culture quotidienne sont plus lointains. La Renaissance est un peu à part, d’abord parce qu’elle a été tellement révolutionnaire que ses codes ont été repris de temps à autre, mais il est plus compliqué par exemple de faire partager aux ados le plaisir éprouvé devant les œuvres des artistes de la Réforme catholique (XVIIe), du rococo (XVIIIe), des Pré-Raphaélites ou de la peinture d’Histoire du XIXe, tout simplement parce qu’ils n’ont pas encore acquis la culture nécessaire.
Exemple de tableau célèbre qui a pourtant peu de chance d’émouvoir un adolescent.

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Nicolas Poussin – Tancrède et Herminie, 1649, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg

Indépendamment du talent des artistes, les thèmes qu’ils exploitent, par leur volonté propre ou celle de leurs commanditaires entrent également plus ou moins en résonance avec les envies d’une culture ultérieure. Ainsi, la dé-christianisation de la société européenne entraîne aussi une disparition de la connaissance des codes et symboles associés.
Comme dans d’autres domaines, il y a aussi pour les artistes des périodes de grâce et de disgrâce, ou plus simplement des modes. Seuls les impressionnistes et leurs suiveurs échappent pour l’instant aux modes montantes ou descendantes. On se souviendra aussi qu’en 1850, Jan Vermeer ou Georges de La Tour étaient d’illustres inconnus, et qu’en 1980 les tableaux de l’école de Barbizon (Millet, Corot, Rousseau, Daubigny, etc.) étaient, sur le marché de l’Art, trois, cinq, ou dix fois plus chers qu’aujourd’hui. Les modes touchent aussi les conservateurs de musées puisqu’il y a ainsi beaucoup moins de tableaux de l’École de Barbizon exposés à Orsay en 2013 qu’en 1993.

Regarder avec les yeux et le cœur mais aussi avec la tête.

Il est plus facile d’être ému devant un tableau quand on le comprend. La raison s’associe souvent à l’émotion pour amplifier celle-ci. Devant Guernica, on regarde, on ressent, puis on rapproche le tableau du combat personnel de Picasso pour les libertés, du bombardement en 1937 et de la commande par le gouvernement républicain espagnol, de l’accrochage et l’errance du tableau avant son retour au musée Reina Sofia en 1981. La sensation de départ est alors amplifiée, le sentiment de compréhension plus prégnant. Le regardeur entre plus facilement en communion avec l’œuvre. Et en suivant Marcel Duchamp, on pourra dire aussi que « C’est le regardeur qui fait le tableau. »

La découverte d’un tableau, selon nous, s’effectue en plusieurs phases : une émotion visuelle (1), puis une analyse de l’œuvre (2), de sa place dans le corpus de l’artiste (3), de sa place dans l’époque et l’histoire (4). Enfin il existe une dernière dimension qui est celle de la saga, liée à l’œuvre elle-même après sa création (5).
Le processus que nous décrivons ici a des analogies avec celui de la cristallisation, décrit par Stendhal en sept phases dans son De l’amour : « Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections »

Ainsi, il n’est pas indifférent au point 3 de savoir que Les Parapluies (Renoir, National Gallery) fait la transition entre deux périodes picturales de la vie de l’artiste, ou encore que son modèle était la petite Suzanne Valadon (voir le Blog de VisiMuZ, ici), ou encore au point 4 que l’Allégorie avec Vénus et Cupidon (Bronzino, National Gallery) avait été commandée par le roi François 1er, ou de savoir à quel moment dans l’histoire intervient le Tres de Mayo (Goya, 1814, musée du Prado). Pour le point 5, ce qui est de l’histoire de l’œuvre, que serait devenue par exemple l’Olympia de Manet s’il n’y avait eu le scandale du Salon ? ou encore la renommée en France de La Laitière serait-elle aussi importante si elle n’avait pas été reprise par une marque de yaourts en 1974 ? Chambourcy, oh oui !
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Johannès Vermeer – La Laitière, ca 1658 – Rijksmuseum Amsterdam

Alors quand l’une ou plusieurs de ces dimensions manquent, le tableau et la sculpture, quelles que soient leurs qualités, restent moins connus. Et si toutes ces dimensions a contrario sont réunies, l’œuvre est le plus souvent célèbre, et est reconnue comme un chef-d’œuvre universel.

L’iconographie : quelques clefs pour mieux comprendre une œuvre ancienne

L’iconographie ou iconologie (les termes sont parfois confondus, mais correspondent à deux niveaux d’analyse) a été au XXe remise en lumière par l’historien d’art Erwin Panofsky. Il a défini dans son ouvrage Studies in Iconology (New York, 1939) trois degrés d’interprétation :
– le premier est préiconographique, il correspond à ce que l’on voit. Exemple : une femme nue avec un couteau dirigé vers son corps.
– le deuxième dit iconographique correspond à l’histoire ou au thème conventionnel : cette femme est Lucrèce qui veut se suicider après avoir été abusée par Sextus Tarquin en 509 avant J.C. L’histoire de Lucrèce a pour suite à Rome l’avènement de la République, comme le raconte Tite-Live (Histoire romaine, livre I, chap. 58). L’histoire de Lucrèce a donc également un volet politique, qui prend tout son relief quand on connaît les méandres politiques à Florence au XVIe. Les Médicis ont été chassés en 1494 pour donner lieu à une république éphémère, puis chassés à nouveau à la suite du sac de Rome en 1527.
– le troisième iconologique correspond à une interprétation servant un ou plusieurs thèmes ou exemples universels, ici la fidélité conjugale et le respect de l’honneur.
Artemisia Gentileschi (1593-1652) a peint plusieurs Lucrèce. Regardons le tableau ci-dessous :

Lucrèce Artemisia Gentileschi
Lucrèce, 1620, Palazzo Cattaneo-Adorno, Gênes

Les éléments vus plus haut s’appliquent évidemment. On ajoutera le fait qu’Artemisia Gentileschi a été violée à l’âge de 17 ans par le peintre Agostino Tassi, et qu’elle eut le courage (nous sommes en 1610) d’affronter son violeur dans le procès qui s’ensuivit, et on voit en quoi les trois degrés de Panofsky sont concernés directement. Sur un plan pictural, il est intéressant de constater que la romaine Artemisia, qui fréquentait, dans le cercle des amis de son père, Le Caravage a été influencé par son langage (lumière crue et chair blafarde au premier plan, contrastes très accentués, arrière-plan dans l’ombre).

Quelques textes pour reconnaître l’iconographie

En fait, comprendre le sujet d’un tableau fait appel à relativement peu de textes, même si ces textes sont à la fois denses et anciens.
Pour les œuvres au thème mythologique, la plupart des sujets proviennent de :
La Théogonie d’Hésiode,
– l’Illiade et l’Odyssée d’Homère,
Les Métamorphoses d’Ovide,
– l’Énéïde de Virgile,
– l’Histoire romaine de Tite-Live.
Pour les œuvres liées à l’Ancien Testament, la Bible est évidemment la source d’informations.
Notons que les épisodes faisant intervenir des personnages féminins, souvent dénudés, ont eu la faveur des artistes, qui n’en sont pas moins hommes, en tout cas dans la mythologie et l’Ancien Testament. Le Jugement de Pâris, Danaë, Diane et Actéon, Les Trois Grâces d’un côté, Adam et Ève, Suzanne et les Vieillards , David et Bethsabée, Loth et ses filles sont quelques thèmes récurrents.
Si l’œuvre est liée au Nouveau Testament ou à l’histoire de l’Église, deux ouvrages, outre les Évangiles et les Actes des Apôtres, peuvent vous aider à identifier les protagonistes et mieux comprendre le tableau :
– La Légende dorée de Jacques de Voragine (article wikipedia ici), décrit l’histoire d’environ 150 saints et martyrs chrétiens, et indique aussi souvent leurs attributs (par exemple le lion de saint Jérôme, les flèches de saint Sébastien, la roue de sainte Catherine)
Iconologia de Cesare Ripa, parue en 1593 (article wikipedia ici) destinée à « servir aux poètes, peintres et sculpteurs, pour représenter les vertus, les vices, les sentiments et les passions humaines »

Enfin nombreux sont les artistes jusqu’en 1850 qui se sont inspirés de quelques livres qui ont traversé les siècles. Parmi ces textes, La Divine Comédie (Dante, ca 1320), La Jérusalem délivrée avec ses héros Renaud et Armide, Tancrède et Herminie (Le Tasse, 1581), ou encore Roland furieux (L’Arioste, 1516-32) avec Roger et Angélique.

Pour finir, rappelons que l’académie avait défini en 1667 avec Félibien, puis enrichi un peu plus tard, une hiérarchie des genres, allant du plus noble au moins noble :
– Peinture allégorique (genre auquel la Peinture religieuse appartient)
– Peinture d’histoire
– Peinture de genre
– Portrait
– Peinture animalière
– Paysage
– Nature morte de gibiers, poissons et autres animaux,
– Nature morte de fruits, de fleurs ou de coquillages

Cette classification s’est appliquée jusque vers 1860. On aura à cœur de regarder un tableau antérieur à cette période avec quelques-uns des codes exprimés dans cet article. Pour les tableaux célèbres, nous essayons dans les guides VisiMuZ de vous raconter les histoires (degré 2 de Panofsky, niveau iconographique) associées au thème choisi par l’artiste, ou les anecdotes liées à l’artiste ou l’histoire de l’œuvre. Nous publierons bientôt le guide des musées du Vatican. Plus encore que dans d’autres musées, la démarche que nous vous proposons ici est nécessaire. La Pinacothèque, le musée Pio-Clementino, les appartements Borgia, les Chambres de Raphaël ou la Chapelle Sixtine ne se laissent pas approcher sans l’aide de l’iconographie.
Enfin, ne nous y trompons pas : même si les codes en sont différents, le plaisir dans l’art contemporain dépend aussi du regardeur.

Crédits Photographiques
1) Poussin, Tancrède et Herminie, Ermitage VisiMuZ
2) Vermeer Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Johannes_Vermeer_-_De_melkmeid.jpg User : Centpacrr: CC-PD-Mark
3) Artemisia Gentileschi Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Lucretia_by_Artemisia_Gentileschi.jpg User :Shakko Licence : CC-PD-Mark