Degas et la petite danseuse de quatorze ans ! Combien ?

Introduction – Une grande enquête de VisiMuZ.

Si Degas attachait une grande importance à sa petite danseuse, elle suscite tout autant de passion un siècle après la mort de son créateur. L’original en cire a été radiographié en 2010 dans les moindres détails (article de Patricia Failing – voir plus loin) pour vérifier si le troisième plâtre pouvait venir d’une version antérieure de la sculpture. Les dessins préparatoires ont été scrutés afin d’évaluer si l’évolution des proportions était plausible. Les enjeux sont tels que les noms d’oiseaux ont fusé. Lire par exemple Gregory Hedberg en désaccord avec sa confrère française sur les commentaires de William D. Cohan.

Cet article est la suite d’un article publié sur le blog le 4 octobre 2013 sous le titre Multiples ou uniques ? Les répliques des grands artistes – ici. À la fin de ce premier article, nous attirions l’attention sur la différence entre répliques et copies en indiquant que : « Parfois le marché se mêle aussi du processus. Il ne s’agit plus du tout de répliques mais de copies. On peut ainsi sourire de la multiplicité des Petite danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas. Seule l’une d’elles est originale. Elle est en cire et à la National Gallery de Washington. Les vingt-neuf autres ne sont que des copies, fondues en 1922 après la mort de l’artiste. Aussi il n’est pas rare de retrouver la Petite Danseuse d’un musée à l’autre (Metropolitan, Orsay, Tate Britain, Philadelphie, Ny Carlsberg Copenhague, etc.) ce qui a grandement contribué à sa célébrité, mais aucune de celles que nous avons pu voir dans les différents musées n’est signalée comme copie. »

Nous faisions une erreur, en tout cas sur la forme, la législation actuelle autorise à parler d’originaux comme nous le verrons ci-après ! Sur le fond, l’enquête a été passionnante et nous révèle non seulement des faits mais tout un état d’esprit.

Nous ne parlerons pas aujourd’hui de la beauté de l’œuvre ou de sa laideur selon les commentateurs, de son originalité exceptionnelle, de ses vêtements, des sous-entendus philosophiques (Pygmalion et Galatée) qui entourent sa création et sont certainement importants dans la fascination qu’elle exerce. Nous ne détaillerons pas plus le scandale qui a suivi la présentation de l’original en cire, présenté sous verre à la 6e exposition impressionniste de 1881.

Pour la suite de l’histoire, nous avons cherché à en savoir plus et cherché les Petite danseuse de quatorze ans dans le monde.

A) Les Sculptures de Degas

Revenons au préalable sur la genèse de leur création.

Septembre 1917. Edgar Degas meurt. Son exécuteur testamentaire Paul Durand-Ruel, accompagné par un autre marchand, Ambroise Vollard, trouve dans son atelier La Petite danseuse de quatorze ans en cire, qui avait été exposée en 1881, mais aussi environ 150 sculptures d’études de danseuses, de chevaux, voire de baigneuses, en cire (et une en plâtre, le Torso). Certaines sont très abimées, d’autres en état de moyen à très bon. 73 statuettes sont ainsi préservées plus la Petite danseuse de quatorze ans. On sait aussi que plusieurs personnes vont intervenir sur ces statuettes pour les remettre en état avant leur moulage tel que le sculpteur Paul-Albert Bartholomé ou Albino Palazzolo, un fondeur d’Hébrard, dont nous reparlerons plus loin.

1918. Les héritiers de Degas décident de faire réaliser par la fonderie A. A. Hébrard à Paris, une édition de 22 exemplaires en bronze de chacune des sculptures en cire. 20 exemplaires seront proposés à la vente (marqués A à T), 1 exemplaire restera dans la famille de l’artiste, 1 exemplaire ira au fondeur (marqués HER) .
Un contrat est signé le 13 mai 1918 qui, entre-autres choses, valide ce nombre d’exemplaires.

1922. Les 74 moules sont prêts et la réalisation des bronzes commence. Pour la Petite Danseuse, qui est de taille plus importante, seuls dix exemplaires sont réalisés entre 1922 et 1927 (numérotés de A à J, mais pas toujours marqués de la lettre correspondante).

1922-31. L’exemplaire A est tout de suite vendu à madame Louisine Havemeyer (il fera l’objet d’un don au Metropolitan Museum of Art à sa mort en 1929) sur les conseils de Mary Cassatt. L’exemplaire B sert de modèle d’exposition et reste à la fonderie, les autres exemplaires sont vendus peu à peu à des particuliers ou des institutions. En 1931, Le Louvre acquiert la dernière pièce fondue, elle porte la lettre P (aujourd’hui à Orsay). Le Louvre acquiert aussi en 1931 la suite complète des soixante-treize sculptures moulées à partir des originaux en cire. Les exemplaires Q à T, évoqués plus loin, ont été réalisés jusqu’en 1931. Ces 25 exemplaires (en ajoutant les exemplaires HER, HER D., et modèle) seront plus loin la série I.
Une question annexe me taraude parfois : si les bronzes sont une œuvre originale, qu’en est-il des vêtements (la jupe ou le tutu, le ruban dans les cheveux) sur lesquels Degas n’a jamais posé la main ? Mais passons sur ce détail.

1932-1937. En dépit de la dépression économique, d’autres amateurs se font connaître auprès de la fonderie Hébrard (reprise alors par la fille d’Adrien, Nelly Hébrard) et la famille Degas. Ensemble, ils décident alors de continuer à exploiter le filon en réalisant d’autres moulages de la Petite danseuse de quatorze ans. Contrairement à la série précédente, ceux-ci ne sont pas identifiés par des lettres (qui correspondraient à une numérotation). Certains exemplaires ont été vendus par la Société des fontes à cires perdues A. A. Hébrard, d’autres directement par madame Jeanne Fèvre, la nièce de Degas. On sait simplement que le nombre d’exemplaires qui ont été coulées dépasse le nombre fixé par le contrat de 1918. En effet, entre 1938 et 1943, huit nouveaux exemplaires de la Petite danseuse de quatorze ans apparaissent sur le marché et viennent enrichir des musées et des collections privées (source : site fondation Bürhle à Zürich + catalogue Pingeot – voir annexe). Plus loin nous parlerons de la série II. Entre 1945 et 1955, cinq d’entre elles vont ensuite changer de main. En 1937, la fonderie Hébrard a fait faillite. Les archives de la Fonderie Hébrard indiquent 567 bronzes de Degas mais Anne Pingeot, dans le catalogue raisonné paru en 2003, dénombre pour les 74 sculptures 1380 bronzes au total.

1937. Après la faillite de la société Hébrard, Albino Palazzolo travaille à la fonderie Valsuani (ce qu’on apprendra beaucoup plus tard).

1949. Nelly Hébrard a racheté aux héritiers Degas les parts qui lui manquaient dans l’héritage Degas . Elle révèle au monde médusé que 69 des 73 cires originales ont survécu, de même que celle de la « Petite danseuse de quatorze ans ». Elle indique aussi que deux plâtres ont été réalisés de la « Petite danseuse de quatorze ans&#nbsp;». Madame Hébrard vend alors (et gagne 400 000 dollars de l’époque) les cires et le Torso de plâtre à M. Paul Mellon, via la galerie new-yorkaise, Knoedler & Company, Inc. Les plâtres vont à la National Gallery de Washington et au Joslyn Art Museum, Omaha (NE)

1955. Albino Palazzolo et Nelly Hébrard vont continuer à réaliser des bronzes à la fonderie Valsuani entre 1955 et 1964, tout en gardant le cachet Hébrard, et sans numérotation aucune (selon les archives Valsuani, cité par Walter F. Maibaum). Plus loin nous parlerons de la Série III.

1976. La galerie Lefevre à Londres expose une série inconnue de 73 bronzes de Degas marqués « modèle ». On apprend alors que les moulages originels n’ont pas été réalisés comme le veut la tradition à partir d’un plâtre mais à partir de ces bronzes d’un tout premier tirage, sur une initiative du fondeur Albino Palazzolo (source Arthur Beale) . Ces bronzes sont vendus en 1977 au Norton Simon Museum à Pasadena (Californie). Au sens de la loi depuis 1967, tous les tirages, en dehors de la série modèle deviendraient alors des surmoulages, donc des reproductions.

2001 Walter F. Maibaum fait une découverte à la fonderie Valsuani. Un troisième plâtre de la Petite danseuse de quatorze ans s’y trouve stocké, ainsi que ceux des 73 autres statuettes. Les plâtres auraient été livrés à la Fonderie Valsuani par Albino Palazzolo en 1955, mais il ne pouvait pas les utiliser pour de nouveaux exemplaires à vendre, afin que les exemplaires n’apparaissent pas comme différents de ceux fondus auparavant.

2004.Le Dr. Gregory Hedberg, directeur de l’Art Européen pour Hirschl &Adler Galleries à New York, publie ses recherches sur le troisième plâtre. Celui-ci aurait été réalisé par Degas lui-même entre 1887 et 1903. Après ce moulage, Degas a retravaillé comme à son habitude sur la statue de cire. Les deux plâtres posthumes de 1921 présentent donc des détails différents de ce troisième plâtre.

La série dite du troisième plâtre est alors, selon Maibaum et Hedberg, issue d’un ensemble réalisé par Paul-Albert Bartholomé. Les différents plâtres ont été créés sur une période de plusieurs années, de 1887 à 1912. Anne Pingeot, conservateur au musée d’Orsay, auteur du catalogue raisonné des sculptures de Degas, conteste la théorie du troisième plâtre.
Citons maintenant Walter F. Maibaum : « Ces bronzes moulés à partir d’autres bronzes sont désignés comme “surmoulages” (moulages réalisés à partir d’anciens moulages). Dans sa description, Arthur Beale note : “Il s’agissait, semble-t-il, de ce qu’on appelle un surmoulage, un bronze de la deuxième génération, non seulement plus petit, mais présentant une diminution des détails sur la surface, à la suite du processus de moulage”. Les surmoulages ne sont pas généralement considérés comme des “bronzes originaux” et, en fait, ils ne sont pas acceptés normalement par le monde de l’art. Les bronzes de Degas moulés par Hébrard figurent parmi les rares exceptions. »

2004-2010. “The Sculpture Degas Project Ltd” (créée par Maibaum, avec Benatov, le patron de Valsuani) a passé un accord avec les héritiers Degas afin de permettre la réalisation de nouveaux bronzes à partir de ces plâtres qui n’avaient pas servi. Cette fois, c’est bien le cachet de la fonderie Valsuani qui a été appliqué et “The Sculpture Degas Project Ltd” gère la vente des bronzes (dans le respect de la loi française indiquent-ils). Ces bronzes, sur plâtre et selon la technique de la cire perdue sont donc 2% plus grands que les bronzes réalisés à partir de la série « modèle » et seraient plus fidèles dans les détails que ceux d’Hébrard. Il a été vendu huit exemplaires de l’exemplaire Valsuani pour 7 M$ l’unité en moyenne (source Artnews). Nous parlerons de la série IV.

2013. Patricia Failing, professeur d’histoire de l’art à l’université de Washington, conteste dans Artnews la théorie du troisième plâtre avec quelques arguments intéressants ici

Conclusion VisiMuZ de la première partie :

Nous ne sommes pas conservateurs de musée, n’avons pas mesuré nous-mêmes les différents exemplaires, et n’avons pas d’avis a priori sur ces controverses. Nous sommes éditeurs de livres sur les beaux-arts, désireux de faire partager à nos lecteurs notre passion pour l’art, de leur montrer les œuvres les plus importantes et les autres. À ce stade nous constatons qu’à tout le moins la situation n’est pas claire.

Partons des faits :
a) Degas ne souhaitait pas qu’on réalise des moulages à partir de ses sculptures de cire. Mary Cassatt a fortement influencé pour que les moulages soient réalisés. Le musée d’Orsay indique dans sa notice du « Tub »  « Cet artiste « distant » qui ne sculpte que pour lui, dit à Thiebault-Sisson en 1897 : « on ne verra jamais ces essais, nul ne s’avisera d’en parler […] D’ici ma mort tout cela se sera détruit de soi-même et cela vaudra mieux pour ma réputation » […] Son chef fondeur, Albino Palazzolo aura le talent de sauvegarder les cires originales en faisant l’édition à partir de copies en cires réalisées d’après des modèles en bronze ».
b) Il existe bien plus de bronzes de la Petite danseuse de quatorze ans que le nombre légal autorisé depuis 1967 (8 exemplaires) ou 1981 (12 exemplaires). Certains de ces exemplaires sont identifiés, d’autres pas. Selon la directive n°94/5/CE du 14 février 1994, à titre exceptionnel (c’est nous qui soulignons), pour les fontes de sculptures antérieures au 1er janvier 1989, la limite de huit exemplaires peut être dépassée.
c) Le texte de 1967 pour reconnaître un moulage comme œuvre originale était le suivant : « les fontes de sculpture à tirage limité à huit exemplaires et contrôlé par l’artiste ou ses ayants droits&160;». Il est clair que l’artiste Degas n’a rien contrôlé du tout et, au niveau des ayant-droits, il n’est pas certain que la probité ait toujours été de mise (voir les fontes Valsuani avec le cachet Hébrard par exemple).

La loi du 20 mai 1920 qui a institué le droit de suite précisait qu’il s’appliquait sur les ventes publiques d’œuvres d’art « à condition que les dites œuvres telles que peintures, sculptures, dessins, soient originales et représentent une création personnelle de l’auteur… ». La loi de 1967 a ajouté la notion de contrôle par les ayant-droits. De manière générale, les professionnels de l’art, institutions comme acteur du marché considèrent-ils comme des bronzes originaux ceux qui ont été tirés en nombre limité – ce nombre devant être « conforme aux usages » – lorsque les exemplaires ont été réalisés avant juin 1967 (citation de François Duret-Robert sur le site de l’association Camille Claudel). En définissant de manière floue, on ouvre la porte à certaines dérives !
d) le nombre d’exemplaires de la Petite danseuse de quatorze ans n’est pas connu avec précision. De plus, six des 20 exemplaires de la série I ne sont pas localisés, et onze ne sont pas marqués. Qui les possède ? Les fontes Valsiani marquées Hébrard et non identifiées (série III) sont-elles distinguables de celles de la série II.
e) en sus : pour tous les bronzes qui ont été réalisés à partir de la série « Modèle » suite à l’initiative d’Albino Palazzolo, il s’agit de surmoulages et le décret du 3 mars 1981 précise : « Tout surmoulage […] doit porter de manière visible et indélébile la mention Reproduction ». Au demeurant ceci ne concerne pas directement la Petite danseuse de quatorze ans qui a été réalisée à partir d’un plâtre. Mais quel est l’exemplaire de la Petite danseuse de quatorze ans du Norton Simon Museum ? (voir plus loin l’annexe)

En synthèse de la première partie ?
Peut-on parler d’œuvres originales quand personne ne sait combien d’œuvres ont été créées ? Peut-on parler de « tirage limité » puisque le tirage était dépendant de la demande et de la somme payée ?
Et si on étend ce concept à la photographie, l’impression à partir d’un ordinateur, etc. tous les musées du monde pourront avoir un « original » de Gerhard Richter, de Marcel Duchamp, etc.

B) Les Bronzes de la Petite danseuse de quatorze ans dans les musées

On a bien compris que la notion d’original dans ce cas était devenu un concept à géométrie variable. Mais cette icône du XIXe siècle draine des foules de spectateurs. Si l’on regarde de près le système mis en place on se doit de distinguer 4 séries (évoquée plus haut et numérotés par nous de I à IV)
– I – Les exemplaires marqués de A à T (complétés des exemplaires HER (x 2), HER D., et modèle), fondus chez Hébrard, et respectant le contrat de départ, qui pourraient correspondre à la notion d’œuvre originale même si la notion de rareté devient toute relative. Ils sont au nombre de 24 au moins.
– II – Les exemplaires non marqués réalisés entre 1932 et 1937 chez Hébrard. On en connaît au moins 8 (voir détail en annexe)
– III – Les exemplaires sauvages réalisés avec le cachet Hébrard à la fonderie Valsuani entre 1955 et 1964 et non identifiés. Nous n’avons pas trouvé d’information fiable à ce sujet.
– IV – Les exemplaires dits du troisième plâtre, réalisés chez Valsuani depuis 2008. Dans ce dernier cas, la législation a été respectée (8 + 4 épreuves d’artiste). Si ce troisième plâtre est un original de Degas, ce qui reste à démontrer plus fermement, on serait en présence de bronzes originaux (même plus de 120 ans après). Un exemplaire de la série IV est en photo ci-après. Original ? ou copie d’après Degas ?

Blog1_Degas_NGA_et_SofiaOriginal en cire de Washington (à gauche) et exemplaire de la série IV (plâtre 3, Valsuani) en exposition à Sofia

Blog1_Degas_NGA_et_SofiaExemplaires A (Metropolitan museum, New York) et R (Ny Carslberg Glyptothek, Copenhague) de la série I

Sans rentrer dans les querelles d’experts et simplement pour savoir devant cette œuvre de quelle série elle provient, on pourrait demander aux institutions, maisons de vente, fondations, etc. que l’information soit transparente afin que le visiteur sache ce qu’il a devant lui. Mais est-ce le cas ?
Pour chacun des musées en annexe ci-dessous, nous avons répertorié les notices des sites Internet et le lien emmène sur la fiche du musée relative à la Petite danseuse de quatorze ans. L’étude n’est pas complète, certains exemplaires sont non localisés, mais elle permet déjà de se faire une idée assez claire des choix des institutions . Nous avons indiqué certains prix de vente quand nous les connaissions, ce qui permet de donner une idée des enjeux autour des identifications.

Conclusions

1) Même si des recouvrements peuvent exister entre les collections privées de la série 1 et celles de la série 2, et en supposant que les non-classés ne sont pas dans la série 3, on trouve a minima 30 bronzes différents (hypothèse basse, retenue par Orsay) et la réalité est certainement plus près ou au-delà de 40. En indiquer moins est peut-être simplement une erreur de relecture, ou une envie de valoriser l’exemplaire acquis. Le musée Bojmans de Rotterdam indique 25, la Tate Gallery 23 ! Les rédacteurs des notices savent-ils additionner ?
2) Les musées sont pour la plupart très flous dans leurs descriptions. Il paraîtrait logique que les musées de la série II indiquent a minima dans leurs descriptions que ces fontes sont postérieures à 1931. Seule la fondation Bührle le fait. Les dates annoncées pour la fonte sont enjolivées artificiellement. Boston indique après 1921, Sainsbury circa 1922, Baltimore 1919-21, Bojmans 1922, la Tate Modern 1922. Dans ce cas, il est beaucoup plus difficile de croire à une simple erreur mais plutôt à l’envie de faire penser au visiteur qu’il est en train de regarder un exemplaire de la série I.
Le même processus de vieillissement artificiel existe pour la série I. Certains musées indiquent une date de 1880-81, en semblant oublier que la fonte a été réalisée plus de 40 ans après (Norton Simon, Fogg Art, Neue Meister Dresde, Ny Carlsberg, São Paulo…). Dans la série I, seuls le Met, Orsay, et le Fogg Art Museum présentent des notices complètes pour les bronzes, ainsi que la National Gallery of Art et le Joslyn Museum du Nebraska.
À la Tate Modern, à Baltimore, à Rotterdam, ou encore à Boston et quelle que soit leur qualité technique, on est en présence de moulages non autorisés, non identifiés, non répertoriés. Cette omission dans la communication est-elle une erreur ou intentionnelle ?
Si la Petite danseuse de quatorze ans reste une icône du monde de l’art, certains des exemplaires perdent un peu de leur aura quand on connaît mieux les histoires qui ont entouré leur genèse et sont pour certaines assez sordides. Mais Mme Hébrard, les héritiers Degas, certains courtiers ou institutions ont eu à un instant donné des intérêts très communs. Ce qu’on appelle un win-win en jargon moderne.

Seul le visiteur peut dans certains des musées se sentir un peu floué. Il n’en reste pas moins que le magnétisme exercé par la Petite danseuse de quatorze ans est tel que même les bronzes de la série IV (dont aucun n’est à ce jour et à notre connaissance encore dans un musée) se vendent en moyenne 7 0000 000 de dollars et qu’ils sont déjà présentés comme des originaux dans les expositions (voir ci-dessous la fondation M.T. Abraham et les expos de Tel-Aviv et Sofia). Monsieur Degas et sa créature fascinent toujours. Galatée n’est plus en ivoire, elle est en bronze.

François Blondel

ANNEXE 1 – Série 1 : Original en cire, moulage en plâtre et 20 numéros A à T.

Nous reprenons ici les conclusions du catalogue raisonné de Anne Pingeot, fusionnées avec des informations issues des différents articles cités plus bas, et les informations issues des musées et/ou des maisons de vente.
Pour chaque musée, on indique ce qui connu des spécialistes (identification d’exemplaire, date de fonte), et ce qui est indiqué sur les notices d’œuvres par le musée.

Lors de la vente du 12 mai 2022, Christie’s a précisé : « Fourteen casts are each stamped with their own letter (A through S, with several examples missing), and eleven are unlettered; one is marked HER.D., and two are marked HER, indicating that they were to be reserved for Degas’s heirs and for the foundry, respectively.» (Lien : ici).

00 – Original en cire – National Gallery of Art, Washinton original en cire, date indiquée 1878-1881 acquisition collection Paul Mellon 1999.
Lien : Fiche détaillée NGA

0 – Plâtre 1 – Joslyn Art Museum, Omaha (NE) – États-Unis, date indiquée : 1881, cast ca. 1920–21 , « Joslyn’s plaster is the model from which the bronzes were cast”
Lien : Fiche détaillée Joslyn

0b – Plâtre 2 – National Gallery of Art Washington Selon la notice d’Orsay : ce moulage plâtre aurait été fait par Hébrard vers 1900.

Modèle – Norton Simon museum, Pasadena (CA, USA) exemplaire et ensemble “modèle”, date indiquée : 1878-81, indication de l’exemplaire : non (alors que cette indication « modèle » est précisée pour les autres sculptures de Degas !!), indication de provenance : achat à Alex Reid & Lefevre, London, 17 January 1977.
Lien : Fiche détaillée Norton Simon puis recherche « degas »

A – Metropolitan Museum of art (NY, USA), exemplaire et ensemble A acquis en 1929, date indiquée : model executed ca 1880, cast 1922, acquisition Bequest of Mrs. H. O. Havemeyer, 1929, exemplaire mentionné : A.
Lien : Fiche détaillée Met, New York.

B – Collection privée, exemplaire B, New York, Sotheby’s, 11 nov.1999 : 110, vendu 11 250 000 USD soit 10.9 Meuros, revendu à New York chez Christie’s le 7 mai 2003 pour $10,311,500 soit 9 000 000 euros et une perte de 1.9 million d’euros en 3 ans. L’exemplaire B est resté en exposition pendant plusieurs années à la fonderie Hébrard, pour la vente des autres exemplaires.

C – Fogg art Museum, Cambridge(MA) – États-Unis, exemplaire C, date indiquée : 19th century, exemplaire C mentionné, acquisition Scott & Fowles, New York, NY, Sold to Winthrop, 1924,
Lien : Fiche détaillée Fogg Art Museum.

D – Sterling and Francine Clark Art Institute, Williamstown, Mass. date indiquée : Modeled 1880-1; cast 1919-21, exemplaire non précisé. Note : La notice du musée d’Orsay indique pour cet exemplaire (Hirshhorn Museum and Sculpture Garden, Washington), sans doute à cause d’un copié-collé malencontreux à partir d’une autre œuvre, car rien n’apparaît sur leur site Internet (https://www.hirshhorn.si.edu)
Lien : Fiche détaillée Clark Institute.

E – Nathan and Marion Smooke; New York, Phillips, 5 nov. 2001 – présenté à la vente avec une estimation de 8 à 12 millions de dollars. Invendu, ravalé à 6 millions, annoncé chez Sotheby’ en 2009 comme Private Collection, France. La vente a dû se faire de gré à gré dans la plus grande discrétion.

F – Neue Meister Galerie, Dresde, Allemagne, Acquisition : acheté à la galerie Alfred Flechtheim, oct 1926, Date indiquée : ca 1880, pas d’autre indication, acquisition non indiquée, exemplaire non identifié.
Lien : Fiche détaillée Neue Meister Dresden.

image : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Degas_T%C3%A4nzerin.jpg

G – Philadelphia Museum of Art , Philadelphie , donné par The Henry P. McIlhenny Collection in memory of Frances P. McIlhenney, 1986, date indiquée : Executed in wax 1878-81; cast in bronze after 1922, several years after Degas’s death, exemplaire non identifié sur le site
Lien : Fiche détaillée Philadelphia Museum of Art.

H – Ex-collection Anne Bass, New York, vendu par Wildenstein & Co. 1985. L’exemplaire n’est pas marqué de la lettre H. Vente Christie’s New York, 12 mai 2022. Estimation de 20 à 30 millions de dollars.

I – Private collection, Francis P. , Paris, 1965

J – Private collection, Sotheby’s , 12 nov 1996

K, L : localisation inconnue

M – Saint Louis Art Museum (SLAM), Saint Louis (MI) , date indiquée : c.1880, cast c.1920 A.A.Hébrard France, exemplaire indiqué de manière peu claire, acquisition 1957 M. Knoedler & Co., New York, NY, USA
Lien : Fiche détaillée Saint-Louis Art Museum. puis recherche avancée artist contains degas

N, O – localisation inconnue

P – Musée d’Orsay, Paris Date indiquée : entre 1921 et 1931, indication exemplaire : gravé à côté : P
Lien : Fiche détaillée musée d’Orsay

Q : localisation inconnue

R – Ny Carlberg Glyptothek, Copenhague (Danemark), exemplaire et ensemble R, La Petite danseuse est indiquée comme étant de 1880-81, sans mention de fonte, ni d’année d’acquisition, “As one of only four museums in the world, the Glyptotek has the complete collection of Degas’ studies of horses, bathing women and ballet dancers, executed in bronze”.
Lien : Fiche détaillée Ny Carlsberg Glyptothek

S – Museu de Arte de São Paulo, São Paulo, Brésil exemplaire et ensemble S, Date indiquée 1880 pas d’autre indication. Note : S est en localisation inconnue selon A .Pingeot qui met l’exemplaire de São Paulo en série 2. Le reste des statues de São Paulo a bien le marquage S selon toutes les sources, mais quid de la Petite danseuse ?
Lien : Fiche détaillée São Paulo

T – Cairo Gazirah Museum, Le Caire ?

HER. Private Collection London, Sotheby’s 27 juin 2000:3 vendu 10 963 400 EUR, présentée à la vente le 1 nov 2011 : lot 18 (Christie’s) avec une estimation de 25 à 35 millions de dollars. Invendue.

HER. Private Collection Sotheby’s 10 mai 1988 : 14.

HER.D (source Pingeot) – Collection Mellon – Virginia Museum of Fine Arts, Richmond ? Que signifie cet exemplaire ?

ANNEXE 2 – SÉRIE 2 : Bronzes de 1932 à 1937

1 – 1930 Private collection 2000

2 – be 1930-37 Private collection, Japan

3 – 1938- Museum of Fine Arts, Boston (MA) – États-Unis non identifié, Acquisition Possibly Jeanne Fèvre (nièce de Degas) Nice,1938, Marie Harriman Gallery, New York; 1938, sold by Harriman Gallery to the MFA for $3400. (Accession Date: December 8, 1938) Date indiquée : original model 1878–81, cast after 1921
Lien : Fiche détaillée MGA Boston

4 – 1938 Sainsbury center for visual arts University of East Anglia, Norwich (180 km au NE de Londres) (UK), date indiquée : cast c. 1922 Bronze, edition unknown.
Lien : Fiche détaillée Sainsbury puis recherche Degas

5 – Baltimore,fonte 1939, achat 1943, Paris, Mlle Jeanne Fèvre; Paris, André Weil; date indiquée original model 1881; this cast 1919-1921,
Lien : Fiche détaillée Baltimore (MD) puis recherche Degas

6 – 1939 – Bojmans van Beuningen Museum, Rotterdam, Pays-Bas non identifié, date indiquée : 1880-1881 (1922) Acquisition : Bruikleen / Loan: Stichting Museum Boijmans Van Beuningen 1939- After his death twenty five bronze casts were made of this sculpture.
Lien : Fiche détaillée Bojmans van Beuningen

7 – 1951 – M.A.São Paulo selon Anne Pingeot que nous avons mis plus haut,ou en lettre S selon d’autres sources. Mais il semble que si le reste de l’ensemble porte la lettre S, la Petite danseuse serait non marquée et devrait se situer ici.

8 – Tate Modern Gallery, Londres, date indiquée : Cast ca 1922, Purchased with assistance from the Art Fund 1952, Puvis de Chavannes, gendre de Nelly Hébrard, puis dans la fiche détaillée, “Indications: Apart from the colouring, which has faded, the present day appearance of the original wax (in the collection of Mr Paul Mellon) is superficially very close to the bronze casts, of which twenty-three are thought to have been made.”

Lien : Fiche détaillée Tate Modern Gallery.

9 – 1954 – Fondation Bührle Zürich date indiquée Original 1880-81, fonte ca 1932-36 + référence au catalogue Pingeot p.267
Lien : Fiche détaillée fondation Bührle + notice texte ici

Blog3_Degas_RotterdamMusée Bojmans van Beuningen – Rotterdam – série II – achat 1939

ANNEXE 3 – Non classés

1) Achat de SIR JOHN MADEJSKI, OBE, DL indiqué comme « fonte 1922 », donc serait peut-être l’un des exemplaires de la série I. Lequel ?
acheté le 3 février 2004, £ 5 045 600 avec les frais soit 7 450 837 EUR
revendu le 03 février 2009 à un collectionneur asiatique £ 13.3 millions soit 14 727 479 EUR

Blog4_Sothebys_DegasEx-propriété de Sir John MADEJSKI – série I ?

Le catalogue de la vente reprend pour l’essentiel la nomenclature Czestochowski/Pingeot sans toutefois indiquer le pedigree de l’exemplaire en vente. Téléchargement ici.

2) MT Abraham Foundation : stock à Genève, prêt pour des expositions (Athènes, Sofia, Tel-Aviv). Le site Internet ne donne pas d’information.
Cette collection vient de la série IV, ainsi qu’il était expliqué lors de l’exposition à Tel-Aviv : The Tel-Aviv Museum of Art, Tel-Aviv, Israel, sur une page du site qui n’existe plus « The exhibition presents, for the first time in Israel, Edgar Degas’ 74 sculptures in bronze. The bronzes were cast from previously unknown lifetime plasters made directly from Degas’ original waxes, with the artist’s knowledge and consent. The plaster of Degas’ most important sculpture, « The Little Dancer, Aged Fourteen », was discovered in 2001, leading to the 2004 discovery of the other 73 plasters”.

3) Wikipedia parle d’un exemplaire à la Hay Hill Gallery in London dont nous n’avons pas trouvé trace.

4) Une série de 100 exemplaires, cette fois identifiée comme d’après Degas, a été, dit-on, créée en 1997 par Waldemar Schroder fonderie Strassacker. M Schroder est-il sculpteur ou est-ce un surmoulage d’un exemplaire existant ? et auquel cas sur lequel ? Les différents exemplaires de cette copie tournent dans les maisons de vente de province depuis plusieurs années (Brides-les-Bains, Agen, Flize, Lyon, Guingamp, Mulhouse…), sont en vente sur ArtPrice, et… çà marche !

Bibliographie très partielle

William D. Cohan, A Controversy over Degas, 01 avril 2010 : http://www.artnews.com/2010/04/01/a-controversy-over-degas/

Patricia Failing : “The Degas Debate: Analyzing the Controversial Plasters”, 6 mai 2013 : http://www.artnews.com/2013/06/05/the-degas-debate/

Xavier Grammond : La notion d’œuvre originale en matière de sculpture :

Walter F. Maibaum : DEGAS: Sculptures Uncovered – History Revealed  :

Richard Kendall : Degas and The Little Dancer.
extrait du catalogue raisonné Czestochowski/Pingeot :

Crédits photographiques
1) NGA Washington, courtesy of National Gallery of Art
2) Sofia Wikimedia commons :
https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dega_Bronze_Sculptures_01102010_NatArtGallery_Sofia_01.jpg?uselang=fr licence : CC-BY-SA-3.0 usr : Aladjov

3 et 4) Metropolitan et Ny Carlsberg : VisiMuZ
5) Rotterdam https://commons.wikimedia.org/wiki/File:WLANL_-_Ritanila_-_IMG_2558_Danseresje,_Degas.jpg?uselang=fr Licence : CC-PD-Mark Usr : BotMultichillT
6) Sotheby’s vente 03 février 2009

Nini gueule de raie et Pierre-Auguste Renoir

Chez VisiMuZ, nous essayons de comprendre la personnalité des peintres, au-delà de leurs œuvres.

Les compagnes des artistes, leurs modèles, leurs amis, leurs commanditaires, les lieux dans lesquels ils ont vécu et voyagé construisent un ensemble qui permet de mieux comprendre la fascination que leurs œuvres peuvent exercer sur nous.

Dans la ici), nous évoquons longuement par exemple Lise, Nini, Margot, Ellen, Angèle, Maria (Suzanne Valadon), Aline, Jeanne, Gabrielle, La Boulangère, Dédé, Madeleine, etc.

Mais le site VisiMuZ est aussi un complément à nos ouvrages, afin de vous faire découvrir des œuvres particulières, ou en prenant un autre angle que celui choisi par l’auteur des monographies.

Nous avons choisi d’évoquer Nini Lopez, surnommée peu élégamment « gueule-de-raie », un des modèles préférés de Renoir entre 1874 et 1878. Elle apparaît pour la première fois sur le tableau La Loge en 1874. Même si le peintre était discret sur ses modèles, elle a été identifiée depuis dans pas moins de 14 tableaux (source Joconde).

Pour mieux comprendre la chronologie, nous avons indiqué pour chaque tableau son numéro d’ordre dans le catalogue Fezzi[1], par exemple ci-après F120.

Nous avons retrouvé ces 14 tableaux et allons les regarder avec vous, le temps d’une promenade en trois temps dans la vie de Renoir entre 1874 et 1879.

1. Entrée en scène de Nini Lopez. (ici),
2. Renoir et le jardin de la rue Cortot. (à paraître)
3. Renoir et la bourgeoisie parisienne dans les années 75-79. (à paraître)

1. Entrée en scène de Nini Lopez

Renoir, La Loge

La Loge, 1874, hst, 80 x 63,5 cm, Pierre-Auguste Renoir, institut Courtauld, Londres, F120

Sur ce tableau, les modèles sont Edmond Renoir, le frère du peintre, et Nini au premier plan.

Georges Rivière[2], ami de Renoir, a évoqué Nini :

« Entre 1874 et 1880, Renoir eut pour modèle habituel une jolie fille blonde qu’on appelait Nini. C’était le modèle idéal : ponctuelle, sérieuse, discrète, elle ne tenait pas plus de place qu’un chat dans l’atelier où nous la trouvions encore lorsque nous y arrivions. Elle semblait s’y plaire et ne se pressait pas, la séance terminée, de quitter le fauteuil où elle se tenait penchée sur un travail de couture ou lisant un roman déniché dans un coin ; telle enfin qu’on la voit dans un grand nombre d’études de Renoir. »

Ce tableau est devenu historique puisqu’il a figuré à la première exposition impressionniste de 1874. Il a ensuite été acheté à l’artiste par le père Martin (1875) pour 425 Francs. Il se caractérise par une lumière et une intensité chromatique très forte, révolutionnaires à cette époque encore marquée par le « noir bitume ».

Le thème de la loge de théâtre a été très utilisé à cette période. Après Daumier, ce sont Renoir, Degas, Mary Cassatt, Vallotton qui nous ont donné chacun leur vision. Nous avons publié il y a quelque temps un exemple par Mary Cassatt en 1879 (ici). Au XIXe siècle, la salle n’était pas comme aujourd’hui plongée dans l’obscurité, et les spectateurs pouvaient lire le texte de la pièce ou encore regarder leur voisins. Cette jeune femme est ici l’archétype de la jolie parisienne à la mode, aux bijoux somptueux, mise en valeur par l’éclairage au gaz. Elle est à la fois spectatrice et spectacle pour les autres spectateurs. Ce trait est accentué par l’attitude en arrière-plan de son compagnon, qui regarde ou plutôt mate avec ses jumelles en direction des corbeilles et galeries occupées par d’autres jolies spectatrices.

Il existe une variante beaucoup plus petite de cette toile, en mains privées, qui est certainement une étude préparatoire (F119).

Renoir – La Loge (étude), 1874

La Loge(étude), 1874, hst, 27 x 21 cm, Pierre-Auguste Renoir, vente Sotheby’s Londres, 5 février 2008, F119

Cette étude avait fait partie de la dramatique vente des impressionnistes en 1875 à Drouot, dans laquelle les peintres n’avaient même pas couvert leurs frais. Elle a été vendue à Londres, chez Sotheby’s, le 5 février 2008. En raison de la parenté du tableau avec la toile précédente, et malgré sa petite taille, la vente a atteint la somme de 7,412,500 £ avec les frais (soit plus de 10 M. euros) pour une estimation allant de 2,5 à 3,5 M. £.

Par rapport à la vision de cette jolie jeune femme, en accord avec la description de Rivière, on comprend d’autant moins ce surnom de « gueule de raie », qui décrit dans l’argot du temps une femme vieille et laide.

Renoir, Portrait de Nini gueule-de-raie

Portrait de Nini gueule de raie, 1874, Pierre-Auguste Renoir, hst, 61 x 48 cm, collection particulière, F134


Dans cette troisième toile, on sent bien la filiation avec les tableaux précédents. Est-il aussi, comme l’a suggéré François Daulte, une étude pour La Loge ? Ce portrait est resté en France (à Biarritz) jusqu’en 2001, avant de partir aux États-Unis. En 2008, donc avant la folie mégalomane sur le marché de l’art que l’on vit depuis, il a été vendu chez Sotheby’s à New York le 3 novembre pour 5,570,500 $.

À suivre… demain !

[1]. Catalogue E. Fezzi & J. Henry, Tout l’œuvre peint de Renoir, période impressionniste, 1869-1883, Paris, 1985
[2]. repris dans la monographie par Vollard, enrichie par VisiMuZ, ici.

Photos
1- wikimedia commons Pierre-Auguste_Renoir,_La_loge_%28The_Theater_Box%29.jpg Usr Luestling
2 – Courtesy The Athenaeum, rocsdad
3 – Courtesy The Web Gallery of Impressionism

Un Vermeer aux enchères !

Sainte Praxède : une histoire rocambolesque. Vermeer ? ou pas ?

François Blondel pour VisiMuZ.

Les grandes œuvres rencontrent toujours des fortes personnalités. Dès que ces tableaux existent depuis un certain temps, ils sont l’objet d’aventures hors du commun. C’est le cas du tableau du jour, qui sera proposé aux enchères le 17 juillet 2014 (Christie’s Londres) avec un nom mythique : Vermeer.
Un Vermeer aux enchères ! La dernière fois c’était en 2004, la fois d’avant en…1921 (La Ruelle, maintenant au Rijksmuseum à Amsterdam).

Le tableau mis en vente ce 17 juillet est une copie d’un tableau de Felice Ficherelli (1603-1660), peintre florentin. Une copie certes mais par Vermeer !

Sainte Praxède - Vermeer Ficherelli_SaintePraxede_Christies

Johannès Vermeer, Sainte Praxède,1655 Felice Ficherelli – Sainte Praxède, ca 1645

Sainte Praxède est une Vierge et martyre romaine. Bien que descendante de l’illustre famille des Cornelii (Scipion l’Africain, Sylla, Cinna), elle ne fut pas épargnée par la vindicte de Marc-Aurèle (121-180) qui envahit sa maison dans laquelle de nombreux païens venaient se faire baptiser. Elle prit alors soin des corps des chrétiens assassinés. Praxède était la fille de Pudens, disciple de saint Paul, et avait pour sœur Pudentiana, qui subit le martyre l’année de ses seize ans. Une basilique Sainte-Praxède existe à Rome depuis le IXe siècle.
Sur le tableau, on voit Sainte Praxède en train de recueillir le sang d’un martyr décapité. Elle presse une éponge au-dessus d’une aiguière. Sa sœur Pudentiana est au second plan, en route pour son supplice.
Mais l’histoire de ce tableau a tout du roman.

1943 – La découverte par Jacob Reder

Il est acheté dans une petite vente aux enchères à New York en 1943 par Jacob Reder, un personnage à la fois truculent et trouble. Reder n’est pas n’importe qui. Avant la seconde guerre mondiale, il est l’un des grands marchands d’art (de tableaux et de diamants) de Bruxelles. En 1939, il prend la sage décision de s’enfuir mais est arrêté début février à Strasbourg. Un juge de Bienne (près de Neuchâtel) demande son extradition. Jacob Reder est accusé (Feuille d’avis de Neuchâtel – 8 et 12 février 1939) d’avoir vendu en 1937, à la ville de Bienne « plus d’une centaine de toiles faisant partie d’une collection de maîtres suisses du 16e au 19e siècle pour la somme globale de 160,000 francs. Or, une expertise a révélé que la valeur totale de ces tableaux ne dépasse pas 30,000 francs. » Mais la France le relâche et il rejoint New York avant le début du conflit.
En 1941, son magasin bruxellois est la proie de l’E.R.R (Einsatzstabes Reichsleiter Rosenberg). Le Dr. Karlheinz Esser, spécialiste du Sonderstab Bildende Kunst à Paris et actif à Bruxelles, rapporte que « furent aussi enlevés à Bruxelles des œuvres et des tableaux insignifiants issus de différentes collections, qui étaient relativement moindres comme la collection, saisie depuis des mois, d’un Juif, le marchand d’art Reder en fuite avant l’entrée allemande » (6/V/1947, IRPA, ORE, dossier ERR).
À New-York, Jacob Reder a repris son commerce de marchand et publie à New York le 24 décembre 1941 « Research on Sir Anthony Van Dyck and Samuel Hofmann, Pupil of Rubens».
En 1969, il prête son tableau de Sainte Praxède pour une exposition sur la peinture florentine au Met. La toile est alors attribuée à Felice Ficherelli. Théodore Rousseau (1912-1973), célèbre conservateur du Met, remarque la signature et la date (1655) mais rien ne se passe. Quelques mois plus tard, Jacob décède et sa veuve Erna vend le tableau à la maison Spencer Samuels, qui va le garder 18 ans et effectuer un certain nombre de recherches.
Tout cela démarrait mal, car la personnalité de Jacob Reder était très controversée, du fait de ses ennuis judiciaires avec la ville de Bienne.

1986 – La validation de l’attibution

On découvrit dans les années 70 une deuxième signature sur le tableau (en bas à droite) qui put être déchiffrée comme « Vermeer d’après Ripposo » Or Ripposo était le surnom de Ficherelli.
Le modèle du tableau fut retrouvé dans une collection privée à Ferrare (Collection Fergnani). Une différence : le crucifix que sainte Praxède tient dans les mains sur la copie. Le crucifix signifie symboliquement le mélange du sang de la Passion avec le sang du martyr, qui correspond à la doctrine de la communion des Saints. On sait qu’en 1655, Vermeer vient de se convertir à la foi catholique et vit dans un milieu très catholique. Il a peut-être reçu commande de religieux gravitant autour du cercle familial. De plus le rôle de consolation tenu par sainte Praxède avait beaucoup de sens dans une ville qui, l’année d’avant, avait été durement touchée par l’explosion de la poudrière (qui fit plusieurs centaines de victimes, dont Carel Fabritius).
Enfin, la technique picturale fut analysée en détail. Le tableau est pour sûr hollandais, du XVIIe siècle, et la touche procède d’une technique analogue à celle d’un autre Vermeer de la même époque (Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, National Gallery of Scotland, Edimbourg)
À ce stade, différents experts le validèrent comme un Vermeer : par exemple H. Kühn, 1972 ou Christopher Wright (avec des doutes), Arthur K. Wheelock Jr., 1986 alors que d’autres rejetaient l’attribution : Albert Blankert, Gregor Weber, Jørgen Wadum, Marten Jan Bok, Ben Broos…

1987-2013 – Barbara Piasecka Jonhson (1937-2013)

Si l’histoire du tableau commence (ou plutôt recommence, nous ne savons rien de ses aventures avant 1943) avec Jacob Reder, elle se poursuit avec un personnage aussi romanesque en la personne de Barbara Piasecka Johnson.
Elle naît fille de paysans à Grodno, une partie de la Pologne maintenant au Belarus et va effectuer des études d’histoires de l’art à Wroclaw, dont elle sort diplômée en 1968. Elle réussit alors à quitter la Pologne (le rideau de fer était très présent à cette époque) et arrive aux États-Unis. Elle trouve un emploi de cuisinière dans la maison du milliardaire John Seward Johnson, fils du fondateur de la société éponyme de pharmacie et produits ménagers. Las, elle ne sait pas cuisiner et change de rôle avec une femme de chambre. En 1971, John Seward Johnson divorce de sa seconde épouse et Barbara, alors âgée de 34 ans, épouse son patron qui a 76 ans. Le couple mène alors grande vie. Ils font construire un manoir néo-classique à Princeton que Barbara nomma « Jasna Polana», (Lumineuse clairière) du nom de la maison de Tolstoï, au sud de Moscou. Comme les marchands d’art le savent, une condition nécessaire pour des belles ventes est que les clients disposent de place sur leurs murs. Avec ce manoir, Barbara peut enfin décorer ses murs en utilisant ses connaissances et le compte de John. Le couple achète des toiles modernes aussi bien qu’anciennes. John Seward meurt d’un cancer à l’âge de 87 ans en 1983. Il lui laisse par testament la modique somme de 402,8 millions de dollars. Elle aura eu plus de chance que Sylvia Wildenstein, décédée 9 ans après son mari sans avoir vu son héritage.

Un procès commence évidemment avec les six enfants Johnson pour abus de faiblesse. Le procès est resté dans les annales judiciaires pour sa dureté implacable. Un accord est trouvé en 1986, lui laissant 85% de la succession, et surtout 18 millions d’actions de la société familiale (qui rappelons-le représente 78 milliards de CA en 2009…). En 2012, le magazine Forbes l’avait classée à la 17e place des fortunes américaines.
Elle achète sainte Praxède, qui en 1987 est nouvellement référencé comme un Vermeer.

Barbara reste un moment aux États-Unis puis décide de revenir en Europe. Le manoir sera transformé en un club de golf prestigieux en 1996. En Europe, elle commence par habiter à Monaco, et donne à voir au grand public sa prestigieuse collection d’art religieux à la chapelle de la Visitation (à quelques centaines de mètres du palais princier). Elle cède l’essentiel de sa collection en 2004 au magnat de Las Vegas Steve Wynn. Steve Wynn, propriétaire de casinos à Las Vegas (casino Wynn Las Vegas, après le Mirage ou le Bellagio) et Macao, est aussi probablement l‘homme qui a acheté en 2004 la Dame assise au virginal, l’autre Vermeer présent sur le marché.

Mrs. Piasecka Johnson possédait également une Fuite en Égypte qu’on a longtemps dit comme étant de Poussin, thèse qui était soutenue par les plus grands experts de la National Gallery, dont Anthony Blunt (1907-1983) et sir Denis Mahon (1910-2011) mais l’original (thèse soutenue par Pierre Rosenberg, du Louvre) a pu être identifié formellement en mai 2008 et est maintenant au musée de Lyon. Merci à Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon, pour ses commentaires éclairés il y a deux ans. À cette occasion, madame Ramond avait souligné l’honnêteté intellectuelle et la classe de Mrs. Barbara Piasecka Johnson (sans vouloir à l’époque dévoiler son nom, qui n’était au demeurant pas très difficile à trouver).

Barbara Piasecka Johnson à la fin de sa vie était retournée vivre à Wroclaw. Catholique pratiquante, attachée à la Pologne, elle s’était engagée en finançant en 1989-91 le syndicat Solidarité et était aussi apparue en couverture du New York Times au côté de Lech Walesa.
Le produit de la vente de sa collection le 17 juillet 2014 est destiné aux œuvres caritatives de sa fondation.

2013-2014. Les derniers développements

Après la mort de sa propriétaire, la toile a été soumise début 2014 aux analyses des spécialistes du Rijksmuseum. La peinture blanche (au plomb) est la même que celle utilisée dans une autre toile de jeunesse du maître (Diane et ses compagnes au Mauristhuis à La Haye). Christie’s indique pour le blanc que “The match is so identical as to suggest that the same batch of pigment could have been used for both paintings.”. De même le pigment outremer (un pigment très cher utilisé par Vermeer) du ciel serait le même que dans d’autres tableaux de l’artiste.

Quelques arguments des experts

1) Le visage de sainte Praxède et le visage de la Jeune fille assoupie (Metropolitan) sont très ressemblants. Le second pourrait avoir été réalisé à partir du premier et d’un miroir.

2) La matière picturale est celle qu’utilisaient les néerlandais de cette époque. La signature a été apposée lors de la réalisation du tableau et pas après.

3) Même si Vermeer ne s’est jamais rendu en Italie, il connaissait bien l’art de l’Italie, peut-être par ses visites à Utrecht ou Amsterdam. Il a en effet été convoqué à la Haye en 1672, pour y évaluer une série de peintures italiennes.

4) l’analyse chimique des pigments correspond précisément à celle qu’on trouve sur d’autres tableaux de Vermeer.

En conclusion :
Si vous voulez accrochez un Vermeer chez vous, c’est comme pour une éclipse, il risque de ne pas y avoir d’autre occasion avant très longtemps.
Il va falloir briser votre tirelire, l’estimation se situe entre 11 et 13 millions de dollars….

Quelques sources

Feuille d’avis de Neuchâtel – 8 et 12 février 1939 http://doc.rero.ch/record/55233/files/1939-02-08.pdf

Commission de Dédommagement des membres de la communauté Juive :
http://www.combuysse.fgov.be/pdf/FR/partie2.pdf

Sur la vie de Barbara Piasecka Johnson http://www.nytimes.com/2013/04/04/nyregion/barbara-piasecka-johnson-maid-who-married-multimillionaire-dies-at-76.html?pagewanted=all&_r=0

Bataille autour d’un Poussin : http://www.liberation.fr/culture/1996/09/20/bataille-decisive-autour-d-un-poussin-peut-on-revenir-sur-une-vente-aux-encheres-un-proces-oppose-l-_181807

Johannès Vermeer. Catalogue de l’exposition de 1995-1996, National Gallery of Art, Washington et Mauristhuis, La Haye, Ben Broos, Arthur K. Wheelock Jr.

Vermeer, le peintre et son milieu, John Michael Montias, 1989
Vermeer, mystère du quotidien, Rémy Knafou, Herscher, 1994
Vermeer, ou les sentiments dissimulés, Norbert Schneider Taschen 2005
Catalogue christie’s vente du 17 juillet 2014 http://www.christies.com/eCatalogues/Index.aspx?id=4D4E7DFC899E4363BC5F23D862E602C8

Crédits photographiques
1. Wikimedia Commons User : JohnWBarber, licence CC-PD-Mark
2. Christie’s

Multiples ou uniques ? Les répliques des grands artistes

L’unicité de l’âme et de l’œuvre

L’œuvre artistique doit être unique

L’analyse des motivations des collectionneurs de tableaux et de sculptures met clairement en lumière la notion de singularité, d’unicité, de non-réplicabilité. On parle en latin d’unicum et en allemand d’Unikum. Dans la suite, comme le substantif n’existe pas en français, nous utiliserons le terme latin.
Une peinture est donc d’abord une œuvre unique de l’artiste. Côté sculptures, le marbre, réputé plus difficile à répliquer que le bronze a ainsi plus la faveur des collectionneurs de sculptures, et est dans tous les cas une œuvre originale. Pour le bronze, édité par moulage d’une autre pièce, la définition est plus conventionnelle. Un bronze est ainsi considéré comme œuvre originale (à défaut d’être unique) lorsque le « tirage [est] limité à huit exemplaires et contrôlé par l’artiste ou ses ayants droits » (article 71 de l’Annexe III au Code général des impôts, décret du 10 juin 1967). Ceci a été amendé ensuite (article 98 A de l’Annexe III au Code général des impôts) en passant à douze exemplaires :
« – Parmi ces originaux, quatre appelés « Epreuves d’Artistes » doivent être numérotés EA I/IV, EA II/IV, EA III/IV, EA IV/IV en chiffres romains,
– Les 8 autres seront numérotés 1/8, 2/8 etc. en chiffres arabes. »

L’artiste créateur et démiurge

Le terme d’artiste ou plutôt d’artista a été inventé par Dante vers 1310 dans La Divine Comédie (chant XIII du Paradis). L’artiste est celui qui a à la fois la capacité intellectuelle de concevoir ce qu’il veut faire de la matière et l’habileté technique, celle de la main, pour incarner ce projet dans la matière, même si, nous dit Dante, il a « l’usage de l’art et la main qui tremble » (l’artista ch’a l’abito de l’arte ha man che trema). Il est intéressant de constater que ces vers de Dante interviennent dans un chant où il évoque la philosophie de saint Thomas d’Aquin, et le multiple et l’unique dans la création par Dieu des êtres avec leur infinie diversité.
Peindre ou sculpter une personne a longtemps relevé de l’atteinte à des pouvoirs réservés au Dieu créateur. Si dans l’antiquité cela ne posait pas de problème, l’iconoclasme chrétien a existé en 730 à Constantinople et il a fallu attendre le XXe siècle avec Chagall, Soutine, Kisling, etc. pour que les peintres juifs évoquent avec la main les âmes dans des portraits. On sait aussi malheureusement que ces croyances de la représentation en tant qu’« horreur impie » subsistent toujours et que les Bouddhas de Bâmiyân ont été totalement détruits par les talibans en 2001. Le portrait existait déjà dans le monde antique (monnaies et médailles, statues des empereurs romains, portraits du Fayoum) mais plus de mille ans vont s’écouler avant que le portrait profane renaisse. Renaissance italienne comme école du Nord vont alors, de manière différente, réaliser des portraits, c’est-à-dire « exprimer l’individualité intérieure de l’homme autant que sa position sociale » selon le mot de Bernard Berenson (in Esthétique et Histoire des arts visuels, 1953, p. 230). On notera que lorsqu’on parle peinture ou sculpture jusqu’au XVIIe siècle, le sujet est presque toujours relatif à la représentation humaine. Le paysage pur ne naîtra que plus tard, et la nature morte (qui n’a pas encore ce nom) est rare.

Le collectionneur s’approprie l’âme de l’artiste

L’artiste est créateur, le tableau ou la sculpture créée capture ainsi la personnalité du sujet dans son unicité, et l’objet créé est unique. Symétriquement, le commanditaire s’approprie le talent de l’artiste qu’il admire. Le commanditaire ou le collectionneur achète donc non seulement de la matière, mais un morceau unique de l’âme de l’artiste.

Et pourtant…

Les répliques aux XVe et XVIesiècle

Si l’on se tient à ce qui précède, le choix de l’unicité va empêcher l’artiste de répliquer son œuvre. Mais on constate dès le XVe siècle une propension des artistes à réaliser plusieurs versions de leurs œuvres. Ces versions peuvent être quasi-identiques ou présenter des différences significatives.
Leurs motivations tiennent à la fois à des considérations très terre-à-terre comme le fait de faire vivre sa famille, mais aussi au désir de plaire aux puissants de ce monde. Encore faut-il aussi distinguer entre l’artiste qui recrée une œuvre précédente, et celui qui fait exécuter par son atelier une copie de son œuvre, en la retouchant éventuellement pour qu’elle soit dite de sa main.
Lorsque plusieurs versions d’un même tableau existent et qu’un doute peut naître sur celui qui est l’original, il est possible depuis quelques années de lever ce doute. Sur un original, l’artiste peut changer la conception du tableau, changer son dessin, voire repeindre certaines parties. On parle alors de repentirs. La technique de la réflectographie infrarouge permet de révéler ces repentirs et les dessins préparatoires. Sur une réplique, les repentirs n’existent pas.

Europe du Nord

Van der Weyden réalise Saint Luc dessinant la Vierge entre 1435 et 1440 pour la Guilde de Saint-Luc de Bruxelles. Mais quatre versions sont disséminés dans les grands musées. On sait maintenant que le tableau de Boston est l’original. Les spécialistes débattent toujours pour savoir si les autres versions sont des répliques ou des copies d’atelier.

À gauche Museum of Fine Arts Boston, puis Alte Pinacotek Munich, et en-dessous musée de Groningue et Ermitage Saint-Pétersbourg

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Rogier van der Weyden – les quatre Saint-Luc dessinant la Vierge

On ne peut plus réellement parler de réplique mais la composition est très similaire chez Robert Campin dans sa Vierge à l’Enfant à la cheminée (musée de l’Ermitage) et sa Vierge à l’Enfant dans un intérieur (National Gallery Londres).
On connaît de Cranach des versions nombreuses de Vénus et Cupidon ou de Vénus à la source. Le procédé est alors devenu purement commercial.

Renaissance italienne

En Italie, Léonard a initié le mouvement avec ses deux Vierge aux rochers (Louvre, National Gallery), pour des raisons essentiellement juridiques, son commanditaire n’étant pas satisfait du résultat de la première version.
C’est Titien qui va donner le ton quarante ans plus tard, avec la Femme à la fourrure (Ermitage, Kunsthistorisches Museum), Vénus et Adonis (original perdu, répliques au Prado, Metropolitan, NGA Washington, Getty museum), Madeleine repentante nue ou vêtue, mais surtout avec ses Danaë. La première est celle de Naples suivies par celles du Prado, de l’Ermitage et enfin celle de Vienne. Peint pour Ottavio ou Alessandro Farnese (petits-fils de Paul III), cette Danaë symbolise le début d’une nouvelle période stylistique pour le Titien, la touche est plus libre, la couleur devient plus importante que le dessin. La composition sera reprise en 1553-54 pour Philippe II d’Espagne, une servante laide remplaçant Cupidon, puis au moins à quatre autres reprises : les versions connues à ce jour sont donc à Capodimonte (Naples), au Prado, à l’Ermitage, et au Kunsthistrosches Museum de Vienne (de gauche à droite et de haut en bas). Le visage de Danaë serait celui d’Angela, courtisane romaine dont le cardinal Alexandre Farnese était amoureux fou en 1546.

Titien_Danae_quatre
Titien – Les quatre Danaë

Dans le cas de Titien, il s’agissait à la fois d’une réutilisation de sa composition pour diminuer le temps passé (eh oui, déjà !) mais aussi de mettre sur un pied d’égalité ses différents commanditaires. Philippe II, roi d’Espagne ne pouvait être moins bien servi que son neveu et vassal Alexandre Farnese, et un autre neveu de Philippe II, Rodolphe II va acquérir la version de Vienne en 1601.
Arcimboldo se verra de même commander une réplique de sa série des Saisons (Kunsthistorisches Vienne), offerte par l’empereur du Saint-Empire Maximilien II à l’électeur Auguste de Saxe (aujourd’hui au Louvre).

Les répliques aux siècles suivants

Ce phénomène de la réplique comme cadeau se poursuivra avec les portraits des puissants au XVIIe siècle. On peut citer par exemple le Portrait du cardinal de Richelieu par Philippe de Champaigne (Louvre, National Gallery).
Toute autre est la motivation d’un Caravage. La Diseuse de bonne aventure est commandée par Prospero Orsi (1594, Louvre). Elle suscite un tel engouement que le cardinal Francesco Maria Del Monte en commande une réplique (1595, Rome, musée du Capitole) et comme le peintre a du mal à subsister, il accepte la commande. Le même phénomène se reproduit avec Les Joueurs de luth (Ermitage et collection Wildenstein, parfois exposé au Metropolitan). Il touche aussi d’autres caravagesques (Artemisia Gentileschi,etc.).
On peut s’étonner de la même façon de trouver au hasard des visites plusieurs Watteau au même titre. L’Embarquement pour Cythère est son morceau de maîtrise (aujourd’hui au Louvre) mais il a exécuté une autre version, à la demande du roi de Prusse Frédéric II (château de Charlottenburg, Berlin).
Plus tard sous le Directoire, Joséphine, après avoir demandé à son mari de poser pour le peintre Gros pour le premier Bonaparte au pont d’Arcole, a commandé deux répliques pour ses enfants Eugène et Hortense. C’était aussi pour elle un moyen de mieux ancrer sa famille dans le premier cercle du futur empereur. L’un des portraits est maintenant à l’Ermitage, l’autre au château d’Arenenberg en Suisse. Nous avons raconté cette fascinante histoire sur le blog (Bonaparte au pont d’Arcole : ici)
La photographie va mettre à mal la notion d’unicum dans la deuxième partie du XIXe siècle, mais l’art de la peinture ne va pas en souffrir.
La réplique ne doit pas être confondue avec la série. Quand Monet peint la cathédrale de Rouen à différentes heures de la journée, il cherche à capter la lumière, et non à répliquer un tableau. La démarche a laissé au final trente tableaux tous différents.
Van Gogh a également pratiqué beaucoup la réplique d’un sujet, mais pour des raisons liées à sa pauvreté et à la difficulté de trouver des sujets différents. La famille Roulin en particulier a fait l’objet de nombreux tableaux, souvent presque identiques. Il a ainsi peint six versions du Portrait de Joseph Roulin. Une exposition a été organisée à la Phillips Collection de Washington du 12 octobre 2013 au 26 janvier 2014 pour comparer et apprécier in situ. ( Van Gogh Repetitions – Phillips Collection )
De même, Cézanne a peint de nombreuses Baigneuses ou Montagne sainte-Victoire. Mais c’est leur nombre cette fois qui les empêche d’être parfaitement identifiées et individualisées. Seuls les trois Grandes Baigneuses (ci-dessous Barnes Foundation Philadelphie, Musée de Philadelphie et National Gallery Londres) ou encore les cinq Joueurs de cartes (Barnes Foundation Philadelphie, Metropolitan, Orsay, Courtault Institute, collection privée de l’émir du Qatar) ont accédé au statut d’icône universelle.

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Paul Cézanne : les trois Grandes Baigneuses

Le cas de la sculpture est plus compliqué puisque, on l’a vu plus haut, huit bronzes peuvent être appelés originaux. Les Bourgeois de Calais de Rodin peuvent être vus à Saint-Pétersbourg, Copenhague, Paris, Bâle, Phildelphie, etc. Parfois le marché se mêle aussi du processus. Il ne s’agit plus du tout de répliques mais de copies. On peut ainsi sourire de la multiplicité des Petite danseuse de quatorze ans d’Edgar Degas. Seule l’une d’elles est originale. Elle est en cire et à la National Gallery de Washington. Les vingt-neuf autres ne sont que des copies, fondues en 1922 après la mort de l’artiste. Aussi il n’est pas rare de retrouver la Petite Danseuse d’un musée à l’autre (Metropolitan, Orsay, Tate Britain, Philadelphie, Ny Carlsberg Copenhague, etc.) ce qui a grandement contribué à sa célébrité, mais aucune de celles que nous avons pu voir dans les différents musées n’est signalée comme copie.

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La Petite danseuse à New York et Copenhague (entre autres). Œuvre de Degas ou simple copie ?

Au XXe siècle, le problème continue à se compliquer lorsque de l’œuvre on passe à l’installation. Que penser de Warhol et de ses innombrables Marilyn ou des Wall Drawings de Sol Lewitt qui ne sont plus réellement des œuvres uniques mais des installations ?

Les quelques lignes ci-dessus ne sont en aucun cas une étude exhaustive, mais juste une illustration de quelques-unes des motivations autour des répliques réalisées par les artistes eux-mêmes. Nous avons évoqué dans les guides parus ou sur la page Facebook de VisiMuZ les cas de Pannini, de Guido Reni (Atalante et Hippomène), de David Teniers, de Jan Brueghel de Velours, de Pieter Bruegel l’Ancien et Pieter Brughel le Jeune, de Rembrandt, de Rubens, etc. Ces pratiques diminuent-elles l’admiration que l’on peut porter à l’œuvre ? La plupart du temps ce n’est pas le cas. Toutefois, il existe des cas comme celui de Degas ci-dessus où l’on ne peut plus se contenter de montrer. On se doit d’expliquer l’histoire qui a créé cette situation. C’est ce que nous faisons dans les guides.

Les multiples et les musées

Vous savez que chez VisiMuZ, nous nous intéressons à la pratique des répliques d’artistes. Chaque fois que nous avons connaissance de ce phénomène (et c’est souvent), nous vous indiquons pour ces œuvres les autres versions et où on peut les voir, ainsi que les histoires, toujours intéressantes, sur les rapports entre commanditaires et artistes, autour de ces versions. Mais il n’est pas sans signification de constater que les musées n’indiquent pratiquement jamais que le tableau que nous avons sous les yeux n’est pas un unicum. Chaque musée s’approprie un peu de la gloire du peintre et ne veut pas signaler qu’il s’agit d’une réplique, et encore moins où on peut voir les autres versions. Enfin, il est à noter que les anglo-saxons ne font toujours pas la distinction entre répliques et copies, et nomment repetitions ou copies les versions postérieures à la version originale.

Crédits photographiques

Rogier van der Weyden
Boston http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Weyden_madonna_1440.jpg?uselang=fr User : Eugene a Licence : CC-PD-Mark
Munich http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Weyden-MadonnaLucca-Munic.jpg?uselang=fr User : Amadalvarez Licence : CC-PD-Mark
Groeninge http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Weyden-MadonnaLucca-Groeninge.jpg?uselang=fr User : Amadalvarez Licence : CC-PD-Mark
Ermitage http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Rogier_van_der_Weyden_-_St_Luke_Drawing_a_Portrait_of_the_Madonna_-_WGA25583.jpg?uselang=fr User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark
Titien
Capodimonte http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tizian_011.jpg?uselang=fr User : Eugene a Licence : CC-PD-Mark
Prado http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Tizian_012.jpg?uselang=fr User: Escarlati Licence : CC-PD-Mark
Ermitage http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Titian_-_Danae_%28Hermitage_Version%29.jpg?uselang=fr
Vienne : VisiMuZ
Cézanne
Barnes Foundation http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paul_Cezanne_Les_grandes_baigneuses.jpg?uselang=fr User : Ribberlin Licence : CC-PD-Mark
Philadelphie Museum: http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paul_C%C3%A9zanne_047.jpg
Barnes Foundation, Phildelphie User : Eloquence Licence : CC-PD-Mark

National Gallery, Londres http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Paul_C%C3%A9zanne_-_Bathers_%28Les_Grandes_Baigneuses%29_-_Google_Art_Project.jpg?uselang=fr User DcoetzeeBot Licence : CC-PD-Mark
Degas
Metropolitan et Copenhague : VisiMuZ

Le Vermeer d’Adolf Hitler

Au Kunsthistrorisches museum de Vienne, les chefs-d’œuvre sont nombreux. Les Brueghel, Dürer, Titien, Rubens, etc. sont tous plus célèbres les uns que les autres. Mais un tableau particulier est lié à l’histoire récente de l’Autriche, Allégorie de la peinture par Jan Vermeer.

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Jan Vermeer (1632-1675) – Allégorie de la peinture, ca 1666.

La destinée étrange de Vermeer

Vermeer mourut en 1675. Il fut totalement oublié pendant près de deux cents ans, ses œuvres furent attribuées à Pieter de Hooch ou d’autres. En 1866, Etienne Joseph Thoré, dit William Bürger, juriste et historien d’art, réunit dans la gazette des Beaux-Arts sous le nom de Vermeer soixante-trois œuvres jusque-là attribuées à d’autres. Cette liste a été réduite d’abord à 31 avant de remonter dans les années 90 à 35, puis avec la redécouverte d’un Vermeer à 36 en 2004. Henri Havard, historien, a étudié les archives de la ville de Delft et nous a donné quelques détails sur la vie de Vermeer. Baptisé le 31 octobre 1632, il épouse Catherina Bolnes le 5 avril 1653. Il se convertit alors au catholicisme et nommera l’un de ses fils Ignace (en l’honneur d’Ignace de Loyola). Il devient maître de la corporation des peintres le 29 septembre 1653, puis sera président de la guilde des peintres dès 1662. Marchand de tableaux, il utilisait sa collection comme arrière-plan pour ses propres tableaux. Il meurt à 43 ans et est enterré le 15 décembre 1675, dans la gêne, huit de ses onze enfants étant encore mineurs.
Après l’éclipse de deux siècles et la renommée chez les collectionneurs, la célébrité populaire de l’artiste a dû aussi beaucoup au procès fleuve (de 1945 à 1947) des Pèlerins d’Emmaüs et du faussaire Van Meegeren (dont nous parlerons une autre fois). En 1959, dans La Vie étrange des Objets, alors que l’achat d’un tableau de Vermeer était encore possible, maître Maurice Rheims a calculé une cote en Francs constants de quatre tableaux de Vermeer au travers des siècles. Elle illustre mieux que tout discours la redécouverte de ce peintre au XIXe siècle et l’engouement du XXe.

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Évolution du prix de vente en Francs constants des tableaux de Vermeer de 1676 à 1960.
Maurice Rheims. La Vie étrange des objets, Plon page 306

34 des 36 tableaux attribués à Vermeer sont visibles dans les musées. Le Concert a été volé à Boston dans la maison-musée de Isabella Stewart Gardner et est toujours porté manquant. Le 36e, une Femme jouant du virginal a été vendu pour 24 millions d’euros le 8 juillet 2004 à Londres et est dans une collection privée (voir ici)

Allégorie de la peinture, le tableau

Au sein du corpus des 36 œuvres reconnues du peintre, c’est une des deux seules allégories (avec l’Allégorie de la Foi, au Metropolitan de New York, voir le guide VisiMuZ du Met). Elle est aussi d’une taille inhabituelle (120 x 100) dans la production de l’artiste.
On y voit un peintre de dos, et son modèle , ainsi qu’un certain nombre d’objets symboliques. La jeune femme, porte un trombone, un livre de Thucydide, une couronne de lauriers, c’est à dire les attributs de la muse de l’histoire Clio, tels que définis dans l’iconologie de Cesare Ripa, traduite en hollandais en 1644. La carte au mur est celle des Pays-Bas en 1636, donc après la scission de 1581.
À la mort de Vermeer, elle resta dans la famille de l’artiste avant de passer, pour 50 shillings, dans la collection du comte Czernin en 1813 La peinture était attribuée à cette époque à Pieter de Hooch. Elle sera reconnue comme un Vermeer en 1860.

Qu’il est compliqué de vendre un Vermeer ?

En 1845, le comte Czernin ouvre dans son château une galerie accessible au public, et la réputation du tableau ne cesse de grandir. En 1932, au décès du comte Franz Czernin, comme le tableau à lui seul est évalué un million de shillings, il est partagé entre les héritiers, à raison d’un cinquième pour son frère Eugène et 4/5 pour Jaromir, son neveu. Peu après, Jaromir décida de vendre la toile et Andrew W. Mellon proposa de se porter acquéreur pour 1 million de dollars US, mais la transaction fut interdite, du fait des lois de 1923 sur la protection du patrimoine. Czernin était persuadé de bénéficier d’une exception, son beau-frère Kurt Schuschnigg étant le chancelier de l’Autriche, mais la réputation de la toile était telle que Schuschnigg refusa.
Durant l’été 1939, Czernin reçut la visite de Hans Posse, directeur de la pinacothèque de Dresde, agissant comme agent pour le compte d’Adolf Hitler. Mais les deux millions de marks demandés pour le tableau dépassaient le budget de Hitler et l’affaire en resta provisoirement là. A l’automne, un industriel hambourgeois du tabac, Philipp Reemtsma, appuyé par Hermann Goering, fit une proposition d’achat pour 1,8 millions de marks, accompagnée ensuite le 8 Décembre d’un télégramme à l’office pour la protection du patrimoine à Vienne indiquant que : « Le Général FeldMaréchal a donné l’autorisation de vendre L’Allégorie de la Peinture par Vermeer, actuellement en possession du comte Jaromir Czernin, à M. Philipp Reemtsma de Hambourg ». Les réticences du gouvernement autrichien suscitent, le 30 décembre 1939, un télégramme de la chancellerie du Reich, indiquant que « le Führer désirait que la peinture reste dans la galerie » Czernin et que « aucune décision ne devait être prise au sujet de ce tableau sans son autorisation personnelle ». Jaromir Czernin écrit alors à la Chancellerie pour demander « un achat par l’Etat… en échange de la vente perdue à Reemtsma ».
Après de difficiles négociations, Hitler acquit la toile en septembre pour 1,65 million de marks. La toile a été présentée alors par le directeur de la pinacothèque de Münich au Führer le 11 octobre 1940 à Berchtesgaden. Le 20 novembre 1940, Czernin écrit à Hitler une lettre qui se termine par « Je vous demande d’accepter mes sincères remerciements. En espérant que cette peinture puisse vous apporter, mon Führer, toujours de la joie, je vous adresse, mon Führer, le salut allemand, et reste votre dévoué comte Jaromir Czernin ». Lors de l’hiver 43-44, à l’approche des Alliés, les tableaux en possession d’Hitler, furent transférés dans les mines de sel de l’Altaussee. Retrouvée par l’armée américaine au printemps 1945, identifiée comme possession personnelle d’Adolf Hitler, la peinture fut rendue le 17 novembre 1945 à l’état autrichien.

Les procès d’après-guerre

Jaromir Czernin demanda alors que la toile lui soit restituée, arguant que la peinture avait été vendue sous la contrainte et pour un prix ridicule. Il sera débouté d’abord en 1946, puis en 1949. En 1958, l’Allégorie de la peinture passe définitivement dans la collection permanente du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Mais une nouvelle loi en 1998 a relancé la controverse et un nouveau procès eut lieu en 2010-2011. La lettre citée plus haut a eu une influence certaine et le litige a été (définitivement ?) clos en mars 2011 (voir ici).

Vous retrouverez cette histoire et toutes les autres dans le guide VisiMuZ du Kunsthistorisches Museum, à paraître début octobre.

Ernst Ludwig Kirchner à l’Albertina de Vienne

Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938)

Ernst-Ludwig Kirchner est un peintre expressionniste allemand (biographie ici), co-fondateur du groupe Die Brücke en 1905. Moins connus que les Fauves français, les expressionnistes allemands ont marqué l’art d’Allemagne et d’Autriche pendant la première moitié du XXe siècle. En 1937, les nazis déclarèrent l’art de Kirchner dégénéré et nombre de ses toiles furent détruites, rappelant les bûchers des vanités de Savonarole en 1497 à Florence, ou Fahrenheit 451, nouvelle de Ray Bradbury (1953) et film de François Truffaut (1966).
Kirchner marque le spectateur par sa sensibilité exacerbée et ses couleurs éclatantes dont la reproduction en photo ne donne qu’une pâle idée. Il a eu et a toujours des collectionneurs passionnés (comme l’étaient par exemple ceux de Matisse, voir les collections Chtchoukine et Morozov au musée de l’Ermitage, détail dans le guide VisiMuZ ici). Die Brücke a fait l’objet d’une exposition au musée de Grenoble en 2012 et la collection Merzbacher de Winterthur d’une exposition toujours en 2012 à la fondation Gianadda de Martigny (Suisse).

Kirchner sur le marché

La cote de Kirchner sur le marché de l’art est ascendante. Il se vend environ cinq peintures par an aux enchères, avec un record en 2007 pour Scène de rue à Berlin, 1913-14 en 2007 à 38 millions de dollars. Le Bosquet, Albertplatz à Dresde, 1911 s’est vendu près de neuf millions d’euros en 2012 et les enchères supérieures au million d’euros ne sont pas rares. Une œuvre de l’exposition de 2012 à Martigny, Deux nus sur un sofa bleu est, semble-t-il, en vente à ce jour à la Galerie Iris Wazzau à Davos (source artnet.fr). Cela peut vous tenter après que vous aurez gagné au loto.

Vig_Kirchner_DeuxNusauCanapéBleu4319Deux nus sur un sofa bleu, ca 1910-20, 50.2 x 70.5 cm

Kirchner à l’Albertina de Vienne

La donation Batliner de 2007 au musée de l’Albertina à Vienne est riche en œuvres de Kirchner, et de manière plus générale en tableaux expressionistes allemands.
Citons par exemple :

Vig_Kirchner__Paysage de Fehmarn avec des arbres_8313Paysage de Fehmarn avec des arbres, 1914

Vig_Kirchner_Lapproche de la gare_gare de LöbtauL’approche de la gare, gare de Löbtau, 1911

Vig_Kirchner_Betail_au_crepuscule_8317Bétail au crépuscule, 1918-19

Vig_Kirchner_DeuxNusdansunechambreDeux nus dans une chambre, 1914

Si vous voulez voir plus de tableaux d’Ernst-Ludwig Kirchner, le mieux est de consulter le site www.kirchnervereinfehmarn.de (en allemand) et surtout d’aller visiter le Brücke-Museum à Berlin. Attention, la collection de l’Albertina de Vienne sera fermée d’octobre à décembre 2013, pour cause de prêt au musée de l’Ermitage.

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Toutes photos par VisiMuZ

Florence : découvertes à la basilique Santissima Annunziata

À l’entrée de la basilique de la Santissima Annunziata, c’est le désert alors que les files d’attente, à l’entrée de la Galerie de l’Académie, située à deux cents mètres de là, débordent jusque sur la Via degli Alfani voisine. On se rappelle que Stendhal fit un malaise en sortant de la basilique de Santa Croce. « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. » Cette pathologie est maintenant reconnue comme le syndrome de Stendhal. Moins connue que Santa Maria Novella ou Santa Croce, Santissima Annunziata reçoit très peu de visiteurs, même en août. Et pourtant, elle peut leur être comparée.
À l’entrée de cette église, rien n’indique qu’il s’agit là d’un haut lieu de l’art de la Renaissance. On franchit un seuil, sans guichet ni billet à débourser, pour se retrouver dans un cloître, dit des statues votives ou des ex-voto, construit de 1447 à 1452. Les statues votives ont été enlevées en 1785 mais le nom est resté.
Le visiteur attentif, arrivé là par hasard, remarque alors que le cloître est couvert par une verrière et que ses parois sont couvertes de fresques dont la qualité du dessin saute aux yeux. En les voyant, la notion de «valeurs tactiles», chère à Bernard Berenson, vient immédiatement à l’esprit. En cherchant des indications, on ne trouve qu’un panneau en italien avec le nom d’Andrea del Sarto. Alors nous avons fait les recherches nécessaires, et découvert ainsi que ce lieu était l’endroit au monde où on trouvait le plus grand nombre de peintures d’Andrea del Sarto (huit), ainsi que bien d’autres chefs-d’œuvre. Et comme la vocation de VisiMuZ est de vous apporter ces informations pour enrichir vos visites…
Cette basilique a tout d’un musée. Je vous laisse regarder l’histoire de la basilique sur Wikipedia (ici) pour évoquer seulement le cloître des statues votives. La décoration du cloître va s’étaler de 1460 à 1517 environ. Ces fresques, endommagées par les inondations de Florence de 1966, ont été détachées, restaurées puis remises en place.

Les peintures sont, par ordre d’entrée en scène, les œuvres d’Alesso Baldovinetti (1427-1499), de son élève Cosimo Rosselli (1439-1507), puis d’Andrea del Sarto (1486-1531), de son ami et associé de l’époque Franciabigio (1482-1525). Enfin deux élèves d’Andrea, Pontormo (1494-1557) et Rosso Fiorentino (1494-1540) vont trouver ici la notoriété.

La basilique est issue de la fondation en 1233 de l’Ordre mendiant des Servites de Marie par sept marchands florentins, canonisés « comme un seul homme » en 1888 (voir leur histoire ici). Un oratoire avait été installé, mais devenu trop petit, il fut remplacé par la basilique en 1447.
Deux histoires parallèles ont été illustrées dans le cloître. L’une d’elles est dédiée à la vie de Marie, l’autre à celle de Philippe Benizzi. Philippe Benizzi (1233-1285) était un moine, général réformateur de l’Ordre des Servites de Marie, qui refusa la tiare papale en 1269, et à qui il était attribué plusieurs miracles (biographie ici). Il fut canonisé en 1671 mais son culte avait commencé dès sa mort et était très développé à la fin du Quattrocento.
Alesso Baldovinetti se voit d’abord confier en 1460 une Adoration de l’Enfant.

01_Vig_Baldovinetti_AdorationBergersAlesso Baldovinetti, Adoration de l’Enfant, 1460

Puis, en 1475, Cosimo Rosselli peint une première fresque d’un cycle dédié à la vie de Philippe Benizzi. Rappelons que Cosimo Rosselli a ensuite, en 1481, été appelé par le pape, avec Ghirlandaïo, Botticelli, et Perugino, à Rome pour les fresques de la vie de Moïse et celles de la vie de Jésus dans la chapelle Sixtine (voir guide VisiMuZ des musées du Vatican).

Cosimo Rosselli - La Prise d'habits de Philippe BenizziCosimo Rosselli, La Prise d’habits de saint Philippe, 1475

Le cycle fut ensuite interrompu jusqu’en 1509. À cette date, il fut repris par Andrea del Sarto, qui n’avait alors que 23 ans et venait tout juste d’être admis (le 12 décembre 1508) dans la congrégation des peintres.
Devenu très vite célèbre, Andrea a continué à travailler pour les pères de l’ordre des Servites de Marie et a illustré la vie de Philippe Benizzi.

03_Vig_Sarto_PhilippeBenizzilibereunefemmedundemonAndrea del Sarto, Philippe Benizzi libère une femme d’un démon, 1509

Andrea del Sarto, Philippe Benizzi guérit un lépreuxAndrea del Sarto, Philippe Benizzi guérit un lépreux, 1509

Andrea del Sarto – Les Blasphémateurs punisAndrea del Sarto, Les Blasphémateurs punis, 1509-10

Andrea del Sarto - La Mort de Philippe BenizziAndrea del Sarto – La Mort de Philippe Benizzi, 1509-10

Andrea del Sarto - La Dévotion aux reliques de Philippe BenizziAndrea del Sarto, La Dévotion aux reliques de Philippe Benizzi, 1509-10

Vers 1511, Andrea a peint le Voyage des mages pour faire pendant à l’Adoration de l’Enfant de Baldovinetti.

Andrea del Sarto - Voyages des magesAndrea del Sarto, Voyage des mages

En 1513-14, il travailla à La Nativité de la Vierge.

Andre del Sarto - La Nativité de la ViergeAndrea del Sarto, La Nativité de la Vierge

Puis il a été rejoint par Francabiggio pour Les Noces de Marie puis par Pontormo pour La Visitation. Le talent de ce dernier éclate dans cette composition de jeunesse.

Pontormo - La VisitationPontormo, La Visitation

Enfin, Rosso Fiorentino exécuta L’Ascension de la Vierge en 1517.

Rosso Fiorentino -  L'Ascension de MarieRosso Fiorentino, L’Ascension de la Vierge

Andrea del Sarto partira en France à l’invitation de François 1er en 1518 et reviendra à Florence à la fin de 1519. Rosso Fiorentino, fera de même en 1530, et il restera en France jusqu’à sa mort en 1540, pour devenir le créateur de la première école de Fontainebleau. Dans un autre cloître de la basilique, le cloître Saint-Luc, patron des peintres (on se souvient du Saint Luc dessinant la Vierge, par Rogier van der Weyden, à Boston ou à l’Ermitage de Saint-Pétersbourg), sont ensevelis dans une tombe commune quinze artistes dont Andrea del Sarto et Pontormo, évoqués plus haut, mais aussi Benvenuto Cellini ou Gianbologna.
Cette visite inopinée, s’est éclairée peu à peu et a révélé toute la richesse du contenu du cloître. Elle illustre assez bien la méthode que nous appliquons dans les guides VisiMuZ : vous permettre de savoir ce qu’il y a à voir, pour rendre votre visite plus riche et plus réussie.

P.S. : quand vous irez à Florence, ne vous limitez pas à ce cloître ! Andrea del Sarto a aussi réalisé La Madone au sac en 1525 dans le grand cloître, Vasari et Pontormo ont encore sévi à l’intérieur de la nef. Mais chut ! Ensuite, vous pourrez voir l’évolution du style d’Andrea avec La Madone des Harpies de 1517 à la galerie des Offices.

Crédits photographiques
1, 3, 5, 6, 7 : VisiMuZ
2, 4, 8, 9, 11 : Wikimedia Commons User : Sailko -, licence CC-BY-SA-3.0-migrated
10 : Wikimedia Commons User : Upload Bot (Eloquence) licence : PD-Art

Modigliani et l’École de Paris à Martigny

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Tel est le titre de l’exposition-phare de l’été à la fondation Pierre Gianadda à Martigny (Valais suisse) : 80 œuvres prêtées par le centre Pompidou, complétées par des prêts des musées suisses (Fondation Bührle de Zürich, musées de Berne, de Bâle, de Zürich, collections Gianadda, Merzbacher, etc.).
Rappelons que le terme d’École de Paris désigne les peintres ayant travaillé à Paris, au début du XXe siècle, souvent autour de Montparnasse mais aussi à Montmartre. Nombre d’entre eux étaient venus d’Europe centrale ou orientale (Chagall, Soutine, Survage, Pascin, Kars, Reth, Kisling, Zadkine, etc.). Il ne s’agit pas vraiment d’une école. Le terme apparaît en Allemagne avant 1914 en opposition au terme d’expressionisme allemand. Il ne sera utilisé en France qu’à partir du milieu des années 20.

Les toiles sont accrochées sur le pourtour de la salle principale du bâtiment et quelques cloisons annexes, le milieu de la salle étant occupé par les chaises du prochain concert à venir.

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Vue de la seconde partie de l’exposition depuis le bas de l’escalier

Comme pour chaque exposition en ce lieu, il vaut mieux commencer par le fonds à droite, et tourner dans le sens horaire pour suivre une démarche chronologique. Mais dans ce cas précis, les toiles de Modigliani, qui servent de fil rouge, ne sont pas accrochées chronologiquement. Il faut dire que la carrière de l’artiste est très courte, puisque seulement quatorze ans se sont écoulés entre son arrivée à Paris en 1906 et sa mort le 24 janvier 1920 à 35 ans.

L’accrochage commence avec un portrait de Maurice Utrillo en 1910 par André Utter, son copain d’enfance qui deviendra le mari de sa mère Suzanne Valadon, puis des toiles d’Utrillo (1883-1955), un Raoul Dufy (1877-1953) de 1908 et un autre de 1912, et des Modigliani de 1909 à 1915, dont un premier portrait de Béatrice Hastings, sa compagne en 1915-16.
On trouve ensuite pêle-mêle Léopold Survage (1879-1968), le futuriste Gino Severini (1883-1966) et aussi un intéressant tableau d’Alfred Reth (1884-1966) de 1912. Notons au passage qu’Alfred Reth, tombé injustement dans l’oubli, est, avec Georges Kars, un des seuls peintres exposés ici qui soit encore accessible sur le marché de l’art (toiles à partir de 3 000 euros, à comparer par exemple aux 31,4 millions de dollars de Modigliani avec Jeanne Hébuterne devant une porte, 1919 en novembre 2004 à New York ou aux 69 millions de dollars de La Belle Romaine en 2010 toujours à New York – à voir ici).
Il est judicieux, après ce premier côté, de quitter la grande salle et d’aller tout droit vers la collection permanente de Louis et Evelyn Franck, qui reste exposée en même temps que l’exposition temporaire.
En effet, Catherine Grenier, commissaire de l’exposition, a demandé à Antoinette de Wolf-Simonetta d’afficher ici une biographie de Modigliani, qu’il vaut mieux lire avant de continuer la visite, plutôt qu’à la fin de la visite. Notez que cette biographie se trouve aussi dans le petit journal disponible en pile à l’entrée et à la librairie, mais personne ne songe à vous le proposer.
Dans cette salle Franck, se trouvent des photographies (dont le fameux Baiser, célébré par Danièle Thomson dans Fauteuils d’Orchestre) et des sculptures de Constantin Brancusi (1876-1957), dont le centre Pompidou possède l’atelier, mais aussi d’Henri Laurens (1885-1954), d’Ossip Zadkine (1890-1967) ou Jacques Lipschitz (1891-1973).
Il serait dommage de ne pas regarder au passage les œuvres de la collection Franck : ♦Les Poissardes mélancoliques par James Ensor, un pastel de Picasso, deux Cézanne, un Kees van Dongen, un Toulouse-Lautrec, et surtout deux Van Gogh, dont le ♦Bébé Marcelle Roulin, 1888, un sujet dont VisiMuZ vous a longuement parlé dans le guide du Met à la fois dans la collection Annenberg et la collection Lehman.

Au retour dans la salle principale, et en continuant dans le sens horaire se trouvent un tableau de Kees van Dongen (♦La Grille de l’Élysée, 1912) et plusieurs œuvres de Suzanne Valadon (1865-1938) (voir l’hommage à Suzanne Valadon sur le blog VisiMuZ – ici ), bordés sur la cloison intérieure par des toiles et bronzes de Pablo Picasso entre 1905 et 1910, et entourés d’autres toiles et sculptures de Modigliani dont ♦Nu couché avec les bras derrière la tête, 1916 de la collection Bührle à Zürich, qui fait la couverture du catalogue et est accroché au centre du 2e côté de la grande salle.

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Amedeo Modigliani – ♦Tête de femme, 1912, Centre Pompidou.

La seconde partie de l’exposition présente alors d’abord un bel ensemble de Chaïm Soutine (1893-1943), deux toiles de Marc Chagall (1887-1985), des tableaux de Jules Pascin (1885-1930), un Henri Hayden (1882-1970) de 1912, la ♦Femme au châle gris, 1930 de George Kars (1882-1945), un artiste qui, ne supportant pas la tragédie de la Shoah, s’est suicidé en 1945, et enfin un très beau tableau de Moïse Kisling (1891-1953), la ♦Femme au châle polonais, ca 1928.

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Chaïm Soutine (1893-1943) – L’Idiot, 1920, musée Calvet, Avignon

Les toiles qui suivent présentent des peintres qui ne sont pas directement estampillés École de Paris mais sont d’autres témoins de l’époque : Juan Gris (1887-1927), Fernand Léger (1881-1955), Henri Matisse (1869-1954), André Derain (1880-1954). Avec les Picasso de l’autre mur, on a l’impression de se retrouver à une réunion chez Daniel-Henry Kahnweiler. Seuls Georges Braque et Maurice de Vlaminck manquent à l’appel.
L’exposition se termine en beauté avec plusieurs très beaux Modigliani dont ♦Nu debout (Elvira), 1918 et un portrait de ♦Jeanne Hébuterne au chapeau, 1919.

Gianadda_Elvira_9190Nu debout (Elvira), 1918, KunstMuseum de Berne

Gianadda_JeanneHebuterne_9201♦Jeanne Hébuterne au chapeau, 1919

La dernière compagne du peintre, enceinte de huit mois de leur troisième enfant, s’est donnée la mort le lendemain du décès d’Amedeo.

Pour les amateurs, au sous-sol du musée se trouve aussi une très belle collection d’automobiles anciennes. En complément, le parc, dit aussi le Jardin des Délices, habité par les sculptures, mérite une visite assez longue, au demeurant très agréable et reposante.

Informations pratiques :

21 juin – 24 novembre 2013 – tous les jours de 9 h à 19h – Billet payable en euros ou en francs suisses au choix, mais pas de carte de crédit.
Accès par le Léman, puis direction Grand-Saint-Bernard, ou par le col des Montets depuis Chamonix.
De Genève, 1h30 de route
Site de la fondation : http://www.gianadda.ch/wq_pages/fr/expositions/

Crédits photos : VisiMuZ

Les Érotomanes de Prague

Après trois derniers sujets sur le blog VisiMuZ relatifs à la muséographie, nous avons choisi de nous accorder un peu de détente. Et quoi de mieux que se replonger un peu dans l’histoire avec les érotomanes de Prague. Non ! Rien à voir avec une ballade dans les quartiers chauds de la capitale de Bohème, ou une version tchèque d’un magazine avec des petits lapins, mais simplement le propos de Lord Kenneth Clark (1903-1983), directeur de la National Gallery de 1933 (à 30 ans !) à 1946 et historien d’art célèbre, dans The Nude, an Essay in Ideal Form (Princeton University Press, 1984, 1re éd. 1956).

Rodolphe II : trente ans de mécénat entre 1580 et 1611

Rodolphe II de Habsbourg (1552-1612) était le petit-fils de Charles-Quint (par sa mère), et donc le neveu de Philippe II d’Espagne (1525-1598). Il devint aussi son beau-frère après le mariage de Philippe avec Anne (1549-1580), la sœur aînée de Rodolphe. Il était aussi par le mariage de sa sœur Élizabeth (1554-1592) le beau-frère de Charles IX, roi de France. Les problèmes liés à la consanguinité étaient inconnus des scientifiques de l’époque.
Rodolphe a transféré la cour de Vienne à Prague en 1586. Le concile de Trente avait eu lieu, et Rodolphe était resté profondément attaché au catholicisme. Il soutint donc la Contre-Réforme. Mais à son métier de roi, il préférait le rôle de protecteur des arts et des sciences, et profitait de ce que la vie pouvait lui apporter. À Prague, il s’était entouré d’artistes, comme François Ier l’avait fait à Fontainebleau avec Le Primatice, Niccollo del’ Abbate ou Rosso Fiorentino, et Philippe II à Madrid avec Titien.
Rodolphe avait hérité de son père Maximilien II certains des Titien de sa collection. Élevé à la cour d’Espagne de 1564 à 1571, il voulut aussi comme son oncle Philippe enrichir sa collection de Titien (mort en 1576). Il acquit entre autres une version de Danaë en 1601, ainsi qu’une version de Vénus au joueur de luth.
Les peintres de Rodolphe étaient nombreux et deux d’entre eux étaient plus talentueux : Hans von Aachen (1552-1615) a accompagné Rodolphe de 1576 à sa mort, et Bartholomeus Spranger (1546-1611) est resté à Prague de 1592 jusqu’à sa mort. Avec Spranger et von Aachen, Rodolphe a rejoué le scenario de Philippe II avec Titien pour la série des Poesie. Les tableaux peints à Prague à cette époque ont le plus souvent un contenu propre à réjouir les sens de leur commanditaire. Mais réduire Rodolphe II à un obsédé sexuel serait inapproprié. Seuls un quart des tableaux de Spranger montrent des nus, et, dans le même temps, Rodolphe a aussi passé commande à Arcimboldo ou protégé l’astronome Tycho Brahé.

Les compositions de Bartholomeus Spranger

Une salle importante au Kunsthistrorisches Museum de Vienne, contiguë à la salle Bruegel, est consacrée aux peintres de Rodolphe. Attardons-nous quelques instants sur Bartholomeus Spranger.
Peintre flamand né à Anvers, il s’installe en Italie de 1565 (il n’a que 19 ans) à 1575 et il y travaille pour le pape Pie V, celui-là même qui considérait les statues antiques du Belvédère comme des idoles et les avait fait cacher. Spranger y découvre aussi des œuvres de Jules Romain et de Perin del Vaga destinées au cercle privé. On peut voir exemple à l’Albertina de Vienne, un Jupiter et Antiope, gravure de Gian Giacomo Caraglio vers 1530 d’après Perin del Vaga (ici) qui n’a rien à envier à certaines estampes japonaises. Au contact du Maniérisme, Spranger a appris aussi à apprécier les poses très sophistiquées des personnages. Ses tableaux pragois le montrent en digne continuateur du Parmesan ou de l’école de Fontainebleau.
On trouve ci-dessous cinq exemples pour illustrer l’œuvre de Spranger. À Vienne ce ne sont pas moins d’une douzaine d’œuvres qui sont présentées par roulement parmi les dix-huit que comporte la collection.

1) Hermaphrodite et la nymphe Salmacis – Ovide – Les Métamorphoses (4, 337-379)

Salmacis tombe amoureuse du jeune Hermaphrodite mais celui-ci se refuse à elle. Elle part et le garçon se déshabille pour se baigner. Salmacis, le voyant si beau, ne peut plus se maîtriser, et se colle à lui dans l’eau. Elle demande alors aux dieux la faveur qu’ils soient à jamais unis l’un à l’autre et elle est exaucée.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Hermaphrodite_et_la_Nymphe_Salmacis
Hermaphrodite et la nymphe Salmacis, ca 1580 – 110,5 cm x 81,5 cm

2) Glaucus et Scylla – Ovide – Les Métamorphoses (13, 898-968)

Scylla rencontre Glaucus. Celui-ci devenu immortel depuis qu’il a été transformé en poisson, lui fait le récit de sa métamorphose et lui présente les avantages d’une vie avec lui dans la mer.

Spranger - Glaucus et Scylla - VisiMuZ - Kunsthistorisches Museum Vienne
Glaucus et Scylla, ca 1580-82 – 110 x 81 cm

3) Hercule, Déjanire et le centaure Nessus – Ovide (Métamorphoses, IX, 101-134)

Hercule avait confié sa femme Déjanire au centaure Nessus mais celui-ci trompa la confiance d’Hercule et tenta de la ravir. Hercule tua Nessus avec une flèche empoisonnée par le poison de l’hydre. Le centaure meurt en donnant à Déjanire, soit-disant pour la protéger, sa tunique ensanglantée et empoisonnée et ainsi construire sa vengeance post-mortem.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Hercule_Dejanire_et_le_centaure_NessusHercule, Déjanire et le centaure Nessus, ca 1580-85 – 112 x 82 cm

4) Ulysse et Circé – Homère – L’Odyssée d’Homère– chant X

Circé a changé les compagnons d’Ulysse en porcs. Celui-ci se voit confier par Hermès une herbe qui l’immunise contre le poison qu’elle veut lui faire boire. Voyant son échec, elle lui propose alors :
« Mais, remets ton épée dans sa gaine, et couchons-nous tous deux sur mon lit, afin que nous nous unissions, et que nous nous confiions l’un à l’autre. » (traduction de Leconte de Lisle)
Vous trouverez la suite par exemple ici. Ulysse et ses compagnons resteront un an chez Circé.

Spranger_Kunsthistorisches_Vienne_Ulysse_et_CirceUlysse et Circé, ca 1586-87 – 110 x 73,5 cm

5) Vénus et Adonis – Ovide (Métamorphoses, X, 510-559 et 708,739)

Adonis est le plus beau des mortels. Homère précise : « L’Envie même aurait loué sa beauté ; en effet, il ressemblait aux corps des amours dénudés peints sur un tableau, mais, pour ne pas que son équipement l’en distingue, ajoutez-lui un léger carquois, ou retirez-le aux Putti. » (Traduction A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2008) .
Vénus en oublie sa nature divine. Elle va à la chasse avec lui tout en le mettant en garde contre ses dangers. Adonis va mourir des assauts d’un sanglier. Spranger représente ici les adieux de la déesse et du chasseur. Comme souvent dans ses tableaux les corps se touchent et ajoutent à la vue des corps la tension érotique née de ce toucher.
Remettons aussi en lumière que William Shakespeare a écrit sa pièce poétique Vénus et Adonis en 1593-94 donc trois ans avant la composition de Spranger et que Vénus et Adonis est aussi un des tableaux des Poesie de Titien (original au musée du Prado, répliques à la National Gallery Londres, au Metropolitan, à la National Gallery of Art de Washington, et au Getty Museum L.A.).
Le thème est alors au goût du jour. Le tableau permet de prolonger le plaisir intellectuel et émotionnel de la pièce.

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Vénus et Adonis, 1597 – 163 x 104 cm

Poesie de Bartholomeus Spranger

Les sujets de Spranger sont le plus souvent mythologiques et représentent des couples. Ils ont une valeur d’exemplarité. Ils appartiennent au corpus culturel des lettrés de l’époque, même si les nudités et les attitudes font naturellement partie des éléments recherchés.
Citons l’article de Da Costa Kaufmann et Coignard (référence ci dessous, page 36) : « La notion bien connue de la critique humaniste que les peintures considérées comme comparables aux poèmes sont régies par des principes similaires ut pictura poesis était très répandue en Europe Centrale. Le traité de Pontanus contenait en appendice une longue discussion sur les relations entre la poésie, la peinture et la musique. »
Le roi Rodolphe a créé pendant son règne la notion de Kunstkammer, ou cabinet de curiosités, qu’elles soient œuvres de la nature ou de l’homme. La vue de toutes ces merveilles donnait un sens à sa pensée. Vanités, allégories se mêlaient à la sensualité et la beauté. Les collections de Rodolphe sont pour l’essentiel au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Le talent de Spranger n’est pas étranger à leur renommée.
Nous reprendrons après d’autres à propos de Spranger la conclusion de Charles Hope (Problems of Interpretation in Titian’s Erotic Paintings, Tiziano et Venezia pp 136-137) à propos de Titien. « Les poesie n’étaient donc pas seulement des erotica très élaborées mais une démonstration hautement consciente et calculée de ce que l’art de peindre pouvait accomplir ».

Note : l’actualité romaine et papale nous avait fait intervertir la publication du guide VisiMuZ du Kunsthistorisches de Vienne et des musées du Vatican. Ce dernier va paraître avant le 20 juin. Celui de Vienne paraîtra au courant de l’été.

Référence :
DaCosta Kaufmann Thomas, Coignard Jerôme. Éros et poesia : la peinture à la cour de Rodolphe II. In: Revue de l’Art, 1985, texte intégral ici .

Crédits Photographiques
VisiMuZ sauf
Vénus et Adonis – Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Bartholomeus_Spranger_-_Venus_and_Adonis_-_WGA21692.jpg User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark

Bonaparte au pont d’Arcole. L’ennemi de la Russie en vedette à Saint-Pétersbourg ?

Bonaparte au pont d’Arcole est un tableau que tous les écoliers français connaissent. Au-delà de ses qualités artistiques, il a été l’un des symboles utilisés pour former à l’Histoire de France des générations de jeunes Français. Comme toutes les icônes, il est même souvent devenu inutile d’en citer l’auteur (Antoine-Jean Gros dit le baron Gros). Ce tableau fait partie du « roman national » et lorsqu’on arrive au 2e étage du musée de l’Ermitage, on reçoit un grand choc. D’où vient ce tableau, qu’on croyait à Versailles ?
Ce que nous vous proposons ici est une mise en application de notre dernier billet (Quel regardeur êtes-vous ?), déclinée selon l’approche présentée sur le blog et mise en œuvre dans les guides VisiMuZ, du tableau lui-même jusqu’à la saga qui lui est associée. Bien évidemment, comme notre propos ci-après se veut didactique, ce que nous décrivons ici l’est de façon très détaillée, et la synthèse que nous vous proposons dans les guides VisiMuZ est beaucoup plus succincte. Toutefois, l’approche est identique, il s’agit dans un premier temps d’apporter des informations au visiteur mais surtout de lui ouvrir des portes, des pistes, des objets d’intérêt qu’il pourra approfondir à loisir s’il le désire.

Napoleon_Bonaparte_au_Pont_dArcole_Ermitage
Version du musée de l’Ermitage – Saint-Pétersbourg

Regardons le tableau de l’Ermitage, en commençant par les trois niveaux de Panofsky, et en poursuivant par ceux présentés dans notre article précédent.

1) Ce qu’on voit :

Un militaire, un sabre à la main droite, un drapeau dans la main gauche. Il porte un uniforme de général des armées de la République dans les années 1790.

2) Iconographie

En s’approchant, on peut lire sur la lame du sabre « Bonaparte, Armée d’Italie » et son ceinturon porte sur le devant une plaque à ses initiales. Le titre du tableau confirme la légende d’un général en chef à la tête de ses hommes sur le pont d’Arcole. La bataille eut lieu les 15, 16, 17 novembre 1796.

3) Iconologie

Au-delà des symboles de sa fonction, le drapeau montre au-dessus de la tête du général la couronne de feuilles de chêne, symboles de la victoire et de la sagesse ainsi que le faisceau des licteurs romains, c’est-à-dire le symbole de l’imperium, le pouvoir de contraindre des magistrats. Le général a la tête tournée vers l’arrière, avec toute l’énergie possible exprimée dans son visage, visant à entraîner ses hommes (et au-delà la France et les Français ?). Pour reprendre la classification de Félibien, ce n’est plus seulement le portrait d’un homme, mais un moment d’histoire, à la limite de l’allégorie.

4) Esthétique de l’œuvre

En sus des détails vestimentaires décrits plus haut, de la grande maîtrise également de la réalisation de la ceinture et du fourreau, on est frappé par le contraste entre l’uniforme, c’est-à-dire la fonction et le visage de l’homme d’une part, et d’autre part entre le dessin précis du personnage au premier plan et le décor en arrière-plan tout de fumée et de boulets de canon.

5) La place dans le corpus de l’artiste

Antoine-Jean Gros a été appelé à Milan par Joséphine. Elle a réussi à faire poser son mari pour l’artiste, dans une esquisse approuvée par le jeune général et maintenant au Louvre (ici). Le peintre dans ce tableau annonce déjà toute l’énergie du romantisme, qui s’épanouira trente ans plus tard.
Antoine-Jean Gros a expliqué dans une lettre à sa mère : « Je viens de commencer le portrait du général, mais on ne peut pas donner le nom de séance au peu de moments qu’il m’accorde. Il faut que je me résigne à ne peindre que le caractère de sa physionomie, et après cela y donner de mon mieux la tournure d’un portrait ».
Après le retour de Joséphine à Milan le 29 novembre 1796, Gros obtient une dernière séance de pose le 30 novembre. Joséphine réussit à rendre son époux immobile en le gardant sur ses genoux (anecdote rapportée par Justin Tripier-Lefranc en 1880, dans sa monographie sur le baron Gros). L’œuvre est reprise à Paris pour créer la version originale. Celle-ci a été léguée à la France par l’impératrice Eugénie en 1879 et se trouve maintenant à Versailles.

6) Sa place dans l’époque et dans l’histoire

Antoine-Jean_Gros_Bonaparte_on_the_Bridge_at_Arcole_VersaillesNapoleon_Bonaparte_au_Pont_dArcole_Ermitage

À gauche l’original à Versailles, à droite la réplique pour le prince Eugène à l’Ermitage

En commandant cette toile, le dessein de Joséphine était clairement politique. Ce tableau véhicule une image destinée à renforcer le prestige et la renommée de son époux. On l’a oublié mais le premier mari de Joséphine avait été aussi général en chef (de l’armée du Rhin), avant d’être guillotiné par la Convention. Joséphine a donc une revanche à prendre, et on dirait aujourd’hui qu’elle fait la promotion de son second mari.
Le tableau de l’Ermitage est une des deux répliques que Joséphine a demandées à Antoine-Jean Gros quelques mois plus tard (en 1797) pour les transmettre à ses enfants, Hortense, future épouse de Louis Bonaparte, et Eugène, futur vice-roi d’Italie. On remarquera que le drapeau est moins travaillé sur les deux répliques que sur l’original de Versailles.
La version de la reine Hortense se trouve au château d’Arenenberg (Bonaparte au Pont d’Arcole – Gros – Arenenberg ici), qui accueillit l’exil de la reine Hortense de 1817 à 1837, et où le futur Napoléon III a grandi.
La version de l’Ermitage est celle qui appartenait au prince Eugène. Eugène a épousé Augusta de Bavière en 1805, et devient après la chute de l’Empereur, duc de Leuchtenberg. Il meurt à Munich en 1824, ayant utilisé son entregent pour allier ses enfants aux grandes familles européennes. Il est ainsi l’ancêtre des dynasties des actuels rois de Norvège, de Suède, de Danemark, de Belgique, du grand-duc de Luxembourg ou encore de la famille royale de Grèce.

7) La saga de l’œuvre

Maximilien (1817-1852) est le deuxième fils d’Eugène. Il tombe amoureux de Maria Nikolaïevna de Russie (1819-1876), fille du tsar Nicolas Ier de Russie (1796-1855) et l’épouse. Il est l’héritier du tableau de Gros et l’emporte avec lui à Saint-Pétersbourg, où il vit désormais. Président de l’Académie Impériale des Beaux-Arts, botaniste réputé et membre de l’Académie des Sciences, il meurt prématurément en 1852. Le tableau rejoint les collections impériales puis ensuite celle du musée de l’Ermitage.

La nature de toutes ces informations donne au tableau une autre dimension. L’œuvre n’est plus seulement picturale, elle devient historique, politique, épique, fascinante, et même, en risquant un anachronisme évident, nous présente un côté people. Mais c’est le privilège des chefs d’œuvre de nous présenter de multiples facettes. Et c’est notre vocation chez VisiMuZ de vous les dévoiler si vous ne les connaissez pas déjà.

Crédits photographiques
Ermitage : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gros_Antoine-Jean_-_Napoleon_Bonaparte_on_the_Bridge_at_Arcole_%28cropped%29.jpg User : Olpl Licence : CC-PD-Mark
Versailles : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:1801_Antoine-Jean_Gros_-_Bonaparte_on_the_Bridge_at_Arcole.jpg User : Hohum Licence PD-Art (PD-old-100-1923)

Le Van Gogh des musées du Vatican

Lorsqu’on pense Vatican, immédiatement il vient à l’esprit Michel-Ange et Raphaël, Chapelle Sixtine et Chambres de Raphaël. Mais, et c’est aussi une idée forte chez VisiMuZ, il est toujours important de « savoir avant de voir » et en l’occurrence de savoir, qu’une Piétà par Van Gogh se trouve dans le musée d’art religieux, donc dans l’ordre de la visite juste après les appartements Borgia. Ce musée voulu et inauguré par Paul VI n’est pas toujours ouvert et le flot des visiteurs à ce stade est tel qu’on peut passer aussi devant cette Pietà sans la voir (salle XVI).
Il peut être intéressant de s’arrêter quelques secondes sur son histoire.

Delacroix, Nanteuil et les lithographies

À l’origine, il y a d’abord une Pietà, ca 1850, 35 x 27 cm, par Eugène Delacroix, un tableau qui se trouve maintenant au Musée national d’Oslo.

Eugene_Delacroix_Pieta_Musee_Oslo

Il montre Marie et Jésus lors de la descente de Croix. C’est d’abord la solitude de la mère tentant de soutenir son fils mort qui nous frappe par rapport aux autres descentes de Croix souvent remplies de personnages.
Delacroix a peint de nombreux sujets religieux. Mais ce tableau va obtenir une renommée plus grande par la diffusion, très nouvelle à l’époque, de lithographies.
La lithographie a été inventée en 1796. La génération des Romantiques est alors la première à utiliser cette technique qui n’est ni en creux (comme la gravure en taille douce) ni en relief (comme la gravure sur bois) mais « à plat » et utilise la chimie pour que l’encre aille au bon endroit. Lorsque la lithographie est exécutée à partir d’une autre œuvre (une toile par exemple), elle sera inversée puisque la pierre devient la matrice qu’on retourne. C’est ce que l’on peut constater dans cette lithographie de Célestin Nanteuil (1813-1873) exécutée dès 1853 (ici)
La lithographie est bien inversée (effet miroir) par rapport à la toile originelle d’Eugène Delacroix.

Vincent à Saint-Rémy

À la fin de l’été 1889, Vincent van Gogh est interné à l’hôpital à Saint-Rémy de Provence. Confiné dans sa chambre, rarement autorisé à aller dans le jardin (voir par exemple l’histoire du Buisson de lilas✯✯ dans le guide VisiMuZ de l’Ermitage), il utilise parfois des gravures ou lithographies comme modèle. La copie le détend. Il confie à son frère Théo : « Je m’y suis mis par hasard et je trouve que cela apprend et surtout parfois console. Aussi alors mon pinceau va entre mes doigts comme serait un archet sur le violon et absolument pour mon plaisir. »
De cette époque datent par exemple La Bergère✯✯ , La Fileuse✯ (tous deux dans la collection Moshe et Sarah Mayer à Tel-Aviv, un superbe musée dont nous aurons l’occasion de reparler dans VisiMuZ) et Le Faucheur✯ (Memorial Art Gallery de l’université de Rochester, États-Unis) tous les trois d’après Millet, ou encore le Buste d’ange✯ d’après Rembrandt (collection privée).
On sait toujours par les lettres de Vincent à Théo, que des lithographies de la Pietà et du Bon Samaritain de Delacroix étaient dans sa chambre.

Vincent écrit ensuite :
« Ainsi cette fois-ci pendant ma maladie il m’était arrivé un malheur — cette lithographie de Delacroix la Pietà avec d’autres feuilles était tombée dans de l’huile et de la peinture et s’était abîmée. J’en étais triste — alors entretemps je me je me suis occupé à la peindre et tu verras cela un jour, sur une toile de 5 ou 6 j’en ai fait une copie qui je crois est bien sentie. »

L’incident est devenu un sujet, un prétexte à une nouvelle toile. Van Gogh, fils de pasteur, avait lui-même essayé sans succès de devenir pasteur, mais avait échoué à l’examen de théologie. Pourtant, c’est la seule et unique toile dans laquelle Vincent va représenter Jésus, ou plutôt la seule composition puisqu’une réplique en sera réalisée quelques mois plus tard. Il se distingue en cela de son ami Gauguin, souvent attiré par les sujets religieux.

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Cette peinture (42 x 34 cm) est entrée au Vatican via un don du diocèse de New York en 1973. Certains critiques ont fait remarquer que le visage du Christ aux cheveux et à la barbe rousse pouvait être identifié avec celui de l’artiste. Vincent, malade, aurait identifié alors ses souffrances avec celles du Christ.

La réplique du musée d’Amsterdam

L’artiste va exécuter une seconde version en 1890, un peu plus grande (73 X 60.5 cm), pour le docteur Gachet. Cette version est au musée Van Gogh à Amsterdam. Il est intéressant de regarder les différences stylistiques à quelques mois d’intervalle.

Van_Gogh_Pieta_Delacroix_Amsterdam

Lettre à Théo d’Auvers sur Oise 3 juin 1890.
« Gachet m’a dit aussi, que si je voulais lui faire un grand plaisir, il désirerait que je refasse pour lui la copie de la Pietà de Delacroix qu’il a regardée très longtemps. Dans la suite probablement il me donnera un coup de main pour les modèles; je sens qu’il nous comprendra tout à fait et qu’il travaillera avec toi et moi sans arrière-pensée, pour l’amour de l’art pour l’art, de toute son intelligence. »
Il reste à ce moment à Vincent quelques semaines à vivre.
Enfin, selon Wikimedia Commons, mais sans qu’aucune précision et référence ne soit indiquée, il existerait une esquisse préparatoire dans la collection Bernhard C. Solomon, Los Angeles (ici)
Les Musées du Vatican, au-delà des œuvres les plus iconiques et célèbres, recèlent pour qui veut les trouver de nombreux trésors. Le guide VisiMuZ correspondant vous les détaillera dès le mois prochain.

Crédits Photographiques
Oslo : Lien : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Eug%C3%A8ne_Delacroix_-_Piet%C3%A0_-_WGA06213.jpg » User : JarektUploadBot Licence : CC-PD-Mark
Vatican : VisiMuZ
Amsterdam : Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Van_Gogh_-_Piet%C3%A0_%28nach_Delacroix%29.jpeg User Mefusbren69 Licence : CC-PD-Mark

8 mars – Journée internationale des femmes – Hommage à Suzanne Valadon

Ce 8 mars, les musées ont rendu en général hommage aux femmes en publiant des portraits de femmes par des hommes, ou en glorifiant la maternité, transformant peu ou prou la journée des Droits des femmes en une fête des Mères-bis. Ce n’est pas de cela que nous allons parler aujourd’hui, mais d’une femme libre. Marie-Clémentine Valadon  est arrivée à Paris peu avant la Commune. Elle sera  peintre et mère du peintre Maurice Utrillo, et les amants de cette fille de blanchisseuse s’appelaient Henri de Toulouse-Lautrec ou Erik Satie.
Nous n’allons pas refaire la bio de Suzanne Valadon. Celle de Wikipedia existe, et sa biographie complète par Jeanne Champion, dans laquelle nous avons puisé quelques anecdotes,  est constamment rééditée depuis 1984,  Mais arrêtons-nous sur quelques aspects !
1) Son physique
En classe, elle gribouille souvent des visages et en particulier le sien. Elle a de beaux traits, des yeux bleus, une grande bouche, le menton volontaire, un caractère fort et la gouaille d’une enfant des rues de Montmartre. Elle est remarquée par tous ceux qui la côtoient, camarades de classe d’abord, puis ouvriers de la Butte. Elle est petite (1,54 m), et on lui reproche alors facilement une arrogance qui n’est qu’une affirmation de sa liberté.

2) Maria, la modèle
En 1880, à quinze ans, elle devient brièvement acrobate, au cirque Fernando. C’est là qu’en 1879, Degas a peint Miss Lala au cirque Fernando (National Gallery- Londres). Mais Marie-Clémentine est trop pressée et une mauvaise chute interrompt sa carrière à peine commencée. Elle continue à dessiner et décide de devenir modèle, sous le prénom de Maria, pour subsister. C’est elle qui pose, entortillée dans un drap de lit pour Le Bois sacré cher aux Arts et aux Muses de Puvis de Chavannes,  et qui nous domine quand on monte l’escalier du musée des Beaux-Arts de Lyon.
Elle rencontre bientôt Renoir pour lequel elle pose souvent par exemple dans Danse à la ville ou les Parapluies.

Valadon_Pierre-Auguste_Renoir_Danse_Ville_OrsayValadon_Pierre-Auguste_Renoir_Parapluies_National_Gallery_Londres

Danse à la ville, 1882-83 – Orsay                               Les Parapluies, 1883 – National Gallery

Quand elle fait la connaissance de Toulouse-Lautrec, il lui donne le prénom de Suzanne, à cause des deux vieillards libidineux que sont pour lui Renoir et Puvis qui n’aiment rien tant que la faire poser nue. Toulouse remarque les gribouillis de Maria et, convaincu de son talent, la présente à Degas.

3) La femme-peintre et cougar
1891. Degas est devenu son maître, et pour elle comme pour lui, c’est d’abord la sûreté de son dessin qu’on admire. Toute sa vie, elle peindra des nus (comme le très beau Nu à couverture rayée de 1922 au musée d’Art moderne de la ville de Paris) ou le petit dessin ci-dessous (29 x 20 cm). Il a été exécuté en 1895 et donné plus tard à Berthe Weill, la découvreuse de Picasso en 1900, qui a exposé Suzanne dès les années 1900. Ce dessin a été vendu chez Sotheby’s Londres en 2007.
En 1894, elle est la première femme peintre à être admise à la Société Nationale des Beaux-Arts.

Suzanne_Valladon_Nu_1895_Sothebys
Sans titre, 1895, dédicacé « à Berthe Weill, à son esprit, avec toute mon amitié » – collection privée

Elle vendait beaucoup moins que son fils Maurice Utrillo. Les clients préféraient les rues de Montmartre de celui-ci aux nus de sa mère au dessin plus construit. Comme Balthus (1908-2001) le fera plus tard, elle a beaucoup dessiné ou peint des portraits de jeunes enfants ou adolescents, mais aussi des natures mortes, ou des paysages. Sa nièce Gilberte, assise ci-dessous, a été son modèle pour des portraits moins sages que celui-ci. Notez aussi l’hommage de l’artiste à son maître Degas avec le tableau accroché au mur.

Musée_Beaux-Arts_Lyon_Valadon_MarieCoca Portrait de Marie-Coca et de sa fille Gilberte, 1913 – Musée des Beaux-Arts de Lyon

Suzanne abandonne pour un temps la vie de bohème le temps de son mariage avec le banquier Paul Moussis de 1896 à 1909. Mais le naturel reste le plus fort , et elle le quitte pour un ami de Maurice, André Utter, de 21 ans plus jeune qu’elle et « beau comme un dieu ». C’est lui qui pose dans le Lancement du filet ci–dessous.

Suzanne_Valadon-Le_Lancement_du_filet-Musée_des_beaux-arts_de_Nancy

Le Lancement du filet, 1914, 201 x 301 cm – Musée des Beaux-Arts de Nancy (dépôt du centre Pompidou depuis 1998)

4) La châtelaine profiteuse
André Utter a compris que Maurice Utrillo, son ex-compagnon de bringue et beau-fils, pouvait être leur manne à tous. Maurice est alcoolique et est, après plusieurs cures, sous surveillance permanente. En clair, il est enfermé et condamné à peindre . Ses peintures ont un succès toujours grandissant et il assure le train de vie du trio. André Utter a acheté en 1923 le château de Saint-Bernard dans l’Ain et rien n’est trop beau pour la mère et son mari. Une anecdote en particulier est bien connue. Suzanne va prendre un taxi pour aller de Paris à Saint-Bernard (400 km). Inquiet de leurs dépenses, la galerie Bernheim Jeune achète une maison au nom de Maurice, avenue Junot à Paris, pour cette curieuse famille. Dans le même temps, c’est la reconnaissance officielle pour Suzanne. Dans les années 30, l’Etat lui achète plusieurs œuvres importantes et elle est donc célébrée dans les musées nationaux de son vivant. Elle mourra en 1938 à 73 ans d’une congestion cérébrale.
« Je me suis trouvée, je me suis faite, et j’ai dit, je crois , tout ce que j’avais à dire. » avait-elle déclaré dans son âge mûr.  Pour évoquer Suzanne Valadon, Elisabeth Couturier dans Historia (n° 751 de 2009) a titré La Garçonne avant l’heure qui résume assez bien la vie de Marie-Clémentine Valadon.
Les tableaux de Suzanne Valadon sont visibles en France au centre Pompidou, au musée Utrillo de Sannois (95), mais aussi à Lyon, Nantes, Nancy, Montpellier, Limoges ou encore au musée d’art moderne de la ville de Paris. À l’étranger, le Met (Nu allongé), le musée de San Diego, le SMK de Copenhague (Fleurs de printemps), le musée de Gand, celui de Buenos-Aires, le musée du Petit Palais (fermé et dont la date de réouverture est inconnue) à Genève, par exemple, lui ont offert leurs cimaises.

Crédits photographiques :
1) Danse à la ville Lien http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pierre-Auguste_Renoir_019.jpg
User (Eloquence) licence PD-Art (Yorck Project)
2) Les Parapluies Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pierre-Auguste_Renoir_122.jpg
User (Eloquence) licence PD-Art (Yorck Project)
3) Sans titre, 1895 Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Suzanne_Valladon_,_Nu,_1895.jpg
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4) VisiMuZ
5) Le Lancement du filet Lien : http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Suzanne_Valadon-Le_Lancement_du_filet-Mus%C3%A9e_des_beaux-arts_de_Nancy.jpg User : Ji-Elle licence CC-BY-SA-3.0