Aïcha, 1922, Félix Vallotton

Félix Vallotton, Aïcha

Aïcha, 1922, Félix Vallotton, collection particulière.

L’univers de Félix Vallotton (1865-1925) est parfois déroutant. Un grand amour de la femme, un érotisme froid, parfois triste, des couleurs en aplats héritées de son passé nabi aux contrastes parfois étranges mais toujours harmonieux. L’exposition parisienne de 2013 a eu un succès important. Vallotton, comme Hopper (mais sans l’exotisme des décors américains qui ajoutent à Hopper du pittoresque), ou comme plus près de nous Eric Fischl, est un peintre de la solitude intérieure, de l’absence de communication. Les femmes ont un rôle particulier dans son œuvre. Peintes dans des poses sensuelles, souvent nues ou demi-nues, elles introduisent pourtant systématiquement une distance avec le spectateur. Vallotton « analyse ses modèles comme un psychiatre ses patients » nous dit Matthias Frehner (Kunstmuseum de Berne).

Ici, nous connaissons par exception le nom du modèle qui a posé pour l’artiste. Aïcha Goblet, antillaise et modèle professionnel, avait commencé sa vie comme artiste de cirque. Elle devint célèbre à Montparnasse comme modèle. Elle était la compagne du peintre ukrainien Samuel Granowsky (1899-1942, mort à Auschwitz, après la rafle du Vel d’Hiv). Elle a posé pour presque tous les artistes de l’École de Paris (Pascin, Foujita, Kisling, Van Dongen, etc.). Son turban, qu’elle portait en permanence a contribué à sa célébrité.

Vallotton a capturé l’élégance de cette jeune femme dont le visage hiératique semble ignorer le peintre (et donc nous, spectateurs du tableau). Elle regarde ailleurs, l’air mélancolique., en direction de la source de lumière (le soleil ?), à l’extérieur du tableau. L’artiste a particulièrement réussi les reflets sur son turban, la soie de sa robe verte et sur sa peau cuivrée. Le contraste entre le collier rouge et les zones vertes ajoute de la luminosité.

Le tableau du jour a été vendu aux enchères pour la dernière fois en 2011 (168 750 euros). Ci-dessous la photo d’Aïcha, par Man Ray, toujours en 1922.

Retrouver les portraits de Vallotton, ses nus, ses paysages, ses couchers de soleil, ses caricatures, dans sa biographie chez VisiMuZ, ici, avec 230 tableaux reproduits.

Man Ray Aïcha

Photo 1 The Athenaeum Licence PD-Art Usr rocsdad
Photo 2 http://dogpossum.org/wp-content/uploads/2013/03/AichaGoblet-ManRay-1922.jpeg
tableaux reproduits

Paysage de neige au bois de Boulogne, Félix Vallotton

Vallotton Paysage de neige au bois de Boulogne

Paysage de neige au bois de Boulogne, hst, 60 x 73 cm, 1925, Félix Vallotton, collection particulière

Le Livre de raison

Félix Vallotton était quelqu’un de très ordonné et méticuleux, dans sa peinture comme dans sa vie, tout le contraire d’un Cézanne par exemple. Dès qu’il commence à peindre il prend l’habitude de noter dans un journal, qu’il a appelé son Livre de raison un titre, un libellé, parfois une courte description du tableau fini, un numéro. Bien sûr, il a eu quelques oublis, commis quelques erreurs mais globalement sa carrière est assez facile à retracer. Ce Livre de raison a été publié d’abord par son amie Hedy Hahnloser-Bühler en 1936. Il a servi de base à Marina Ducrey pour son catalogue raisonné en 2005.

Notre tableau du jour est le dernier peint par l’artiste. Dans le Livre de raison, il porte le numéro 1602. Dans le catalogue de 2005, son numéro est 1704. On voit que l’artiste avait plutôt bien répertorié ses œuvres.

Le dernier mois

Vallotton était tout à fait conscient de la gravité du cancer qui le rongeait. L’opération est programmée pour le 26 décembre, il ne sortira pas de la clinique.

Citons Charles Fegdal, son biographe :

« De santé robuste, il est tout à coup atteint de douleurs au ventre, douleurs croissantes, douleurs intermittentes, mais effroyables. Les médecins déclarent l’opération inévitable ; elle est décidée. Vallotton hésite. Sursaut de son caractère promptement inquiet. Il défend, autour de lui, qu’on parle d’intervention chirurgicale. Dès le 15 décembre, il est résolu devant l’opération imminente ; il y aurait danger à surseoir. Il continue sa vie quotidienne. Il s’efforce à paraître gai. Il l’est davantage qu’à l’habitude. Tous les matins il vient, seul, à son atelier. Il s’y enferme. Il supprime, il déchire, il brûle des papiers, des dessins, des études, une grande partie de son Journal ; il coupe en morceaux des toiles qu’il juge mauvaises, il barre des dessins, il jette au feu des romans ébauchés, une pièce de théâtre, il détruit des cires qu’il avait modelées… Par son entrain, par ses projets, il laisse penser à ceux qui l’approchent qu’il croit à la guérison…

Un matin froid, un matin de neige, il va au Bois, il prend des notes. De retour à l’atelier, tout d’un trait, il peint, – « pour oublier », a-t-il dit à une amie, – il peint sa dernière toile.

Si Renoir détestait la neige « cette lèpre de la nature », disait-il, Vallotton comme Sisley avant lui, a su rendre la lumière, ainsi que l’atmosphère étouffée, le silence presque palpable. Contrairement à Sisley qui peignait dans la nature, Vallotton peignait toujours à son atelier, de mémoire.

Ce tableau est à retrouver avec plus de 230 autres œuvres illustrées à contempler dans l’édition VisiMuZ de la biographie de référence de Félix Vallotton par Charles Fegdal : ici.

Le 5 décembre 2005, Christie’s mettrait en vente cette toile, pratiquement 80 ans après la mort de l’artiste le 28 décembre 1925. L’estimation était de 300-350 000 CHF. Le tableau a triplé son estimation et été adjugé 1 080 000 CHF. Les détails ici.

28/11/2015

[*] Marina Ducrey, avec la collaboration de Katia Poletti, Félix Vallotton (1865-1925). L’Œuvre peint. Volume I : Le Peintre ; volumes II et III : Catalogue raisonné, Milan, 5 Continents Éditions,‎ 2005.

Photo courtesy wikiart.org

Nature morte aux poivrons rouges, Félix Vallotton

Nature morte aux poivrons rouges – Félix Vallotton

Nature morte aux poivrons rouges sur une table laquée blanc, 1915, Félix Vallotton, Kunstmuseum Soleure.

Vallotton a abordé le thème de la nature morte essentiellement dans les dix dernières années de sa vie. Quand Charles Fegdal, son biographe, cite l’artiste à propos de sa conception des natures-mortes, c’est tout un pan des questions théoriques qui se posaient chez les peintres au début du XXe qu’il nous dévoile :

En 1919, il en a déjà aligné un certain nombre à son mur d’atelier, il en a fait « par duperie », disait-il ; puis voici qu’il réfléchit et qu’il peut, après le travail, s’expliquer : « … L’objet m’intéresse avant tout ; il me semble que ce retour sera salutaire et d’un antidote certain à tant d’erreurs dont on souffre dans l’art d’à présent. Sous prétexte de réagir contre l’abus de l’imitation directe, l’impressionnisme nous a jetés dans une imitation plus photographique que ce contre quoi il luttait. En représentant l’apparence des choses, en cherchant, même par une facture appropriée, à en réduire le mécanisme, il est plus plat d’imitation, plus bête que lorsqu’il s’agissait de restituer l’objet lui-même dans son poids, dans ses volumes, dans son style enfin, au lieu que dans une apparence atmosphérique seulement. »

Entre 1919 et 1925, Vallotton va réaliser de nombreuses natures mortes, et ce sont celles-ci qu’il va envoyer chaque année au Salon d’automne. Notre tableau du jour est un défi pour le dessinateur et le coloriste. Rien de moins géométrique que la forme d’un poivron, rien de plus puissant que ses couleurs franches, avec des transitions subtiles. Mais cette nature est doublement morte. On sait que Vallotton a été très marqué par l’entrée dans la guerre, qu’il a voulu s’engager (mais il avait 49 ans et a été refusé). Le couteau est là pour nous rappeler cette boucherie, sur ce fond de laque d’un blanc clinique, où les poivrons sanguinolents sont les morts et blessés d’Ypres, de Champagne ou d’Artois.

Une nature morte peut souvent nous raconter une histoire, même 3 siècles après celles des Hollandais. Vallotton est un peintre intelligent et cultivé, qui aime faire réfléchir et provoquer les spectateurs.

Tout Vallotton est à retrouver dans sa biographie, chez VisiMuZ.

10/10/2015

Dim : 46 x 55 cm
Photo Courtesy wikiart.org